C’est une expérience qui s’appelle XENON1T et elle met en œuvre le plus gros détecteur de matière noire jamais construit. XENON1T vient d’être inaugurée il y a quelques jours au laboratoire souterrain du Gran Sasso en Italie et entrera en fonction au printemps 2016 pour surpasser en quelques semaines toutes les autres expériences similaires fonctionnant depuis des années.
Vues d'ensemble du panneau de photomultiplicateurs de XENON1T (XENON1T Collaboration) |
XENON1T est une collaboration scientifique internationale où l’on retrouve des européens, des américains et des asiatiques, avec une femme à sa tête, la physicienne italienne Elena Aprile travaillant à l’Université Columbia de New York. XENON1T est la suite logique de l’expérience à succès XENON100, qui elle-même était l’extension de l’expérience XENON10. Comme son nom l’indique, le détecteur développé par XENON1T est composé de xénon avec une masse de l’ordre de la tonne, plus exactement 3,3 tonnes de xénon, ce qui est considérable, 10 fois plus massif que le détecteur de l’expérience américaine LUX qui avait enfoncé tous ces concurrents en 2013 en termes de sensibilité pour la détection de toujours plus faibles et rares interactions de particules de matière noire.
Elena Aprile estime qu’il ne suffira que de deux semaines de comptage dans le laboratoire souterrain du Gran Sasso pour que XENON1T dépasse les résultats que LUX avait mis plusieurs longs mois à accumuler. Dans le domaine de la détection directe des particules de matière noire, étant donné la valeur supposée quasi constante du flux des particules furtives, pour augmenter la probabilité d’interaction dans un détecteur, les physiciens n’ont que deux choix : augmenter la durée du comptage des interactions, ou bien augmenter le nombre de noyaux d’atomes cibles pour ces interactions, c’est-à-dire la masse du détecteur. Et la masse peut être beaucoup plus facilement augmentée que le temps de mesure. C’est donc vers des détecteurs toujours plus gros que la recherche directe de la matière noire s’oriente. XENON10 faisait une dizaine de kilogrammes, XENON100 en faisait quelques centaines, XENON1T contient 3,3 tonnes de xénon liquide.
Schéma de l'installation de XENON1T (Purdue University) |
Ce détecteur est exceptionnel à plus d’un titre. Il s’agit de ce qu’on appelle une chambre à projection temporelle au xénon diphasique. Une grosse cuve est remplie de xénon liquide, donc refroidi à une très basse température par un cryostat spécifique. Au-dessus du liquide surnage une phase gazeuse de xénon. Les propriétés de gaz noble du xénon sont idoines pour ce type de recherche, car le xénon produit de la lumière de scintillation lorsqu’un de ses noyaux d’atome ou de ses électrons subissent un recul après une collision. Et par ailleurs, lorsque des électrons y sont arrachés, ce qui arrive également dans ce type de collisions de particules, les électrons peuvent ensuite se mouvoir très librement dans le xénon, qui ne les recapture pas. Le fond de la cuve qui abrite le précieux liquide est couvert de 248 détecteurs de lumière extrêmement sensibles qu’on appelle des photomultiplicateurs. La partie supérieure de la cuve est également bardée de capteurs qui permettent de mesurer l’arrivée de très faibles courants électriques.
Car le principe de la détection de cette chambre à projection temporelle repose sur une double détection : quand une particule de matière noire (une WIMP, Weakly Interacting Massive Particle) vient collisionner le noyau d’un atome de xénon au sein du liquide, des photons de scintillation sont produits par l’ionisation consécutive en même temps que des électrons sont libérés. La lumière est très vite enregistrée par le réseau dense de photomultiplicateurs situés en dessous, pendant que les électrons remontent vers le haut, plus lentement, guidés par un petit champ électrique appliqué dans ce but. L’utilisation de cette double détection a deux objectifs très judicieux : elle permet d’une part de localiser en trois dimensions le lieu de l’interaction de la particule avec le noyau de xénon, et d’autre part de déterminer si la particule impliquée était bien une particule massive et neutre de type WIMP ou bien autre chose comme un électron. La localisation est obtenue tout d’abord en 2D en regardant quel photomultiplicateur a capté le ou les photons de scintillation. La troisième dimension est quant à elle obtenue en enregistrant le temps mis par les électrons d’ionisation produits dans l’interaction pour remonter jusqu’en haut de la cuve.
Montage du réservoir de xénon au Gran Sasso (Hugo Contreras/Columbia University) |
La discrimination sur la nature de la particule impliquée est obtenue simplement par le fait que par exemple une WIMP ou un neutron ne produiront pas la même quantité de lumière par rapport à la quantité d’ionisation, que ne le feront des électrons ou des rayons gamma. En mesurant le rapport des deux signaux enregistrés (scintillation et ionisation, S1 et S2 dans le jargon des physiciens des astroparticules), on peut alors déterminer presque à coup sûr quel type de particule en était à l’origine, ce qui permet d’éliminer de l’analyse nombre d’interactions parasites.
Car des interactions parasites, il y en beaucoup dans de tels détecteurs ultra-sensibles. Elles proviennent de la radioactivité naturelle qui existe partout. La recherche directe de la matière noire est une lutte permanente contre la moindre microtrace de radioactivité. C’est notamment pour cette raison que ces expériences doivent s’enterrer en profondeur dans des laboratoires souterrains comme celui du Gran Sasso, situé au beau milieu d’un tunnel routier sous 1400 mètres de roche. Le but est ici de réduire au maximum le flux de rayons cosmiques, des muons essentiellement, qui ont la fâcheuse tendance, soit à interagir directement dans le détecteur, soit à produire des particules secondaires très indésirables comme des neutrons. Le flux de muons au Gran Sasso est divisé par un facteur d’environ 1 million par rapport au niveau de la mer.
XENON1T au Laboratoire souterrain du Gran Sasso (XENON1T collaboration) |
Mais il reste toujours une radioactivité naturelle provenant des parois rocheuses du laboratoire ainsi que des matériaux divers qui sont utilisés aux environs du détecteur, qui se manifeste par des rayons gamma et encore des neutrons. Pour protéger le xénon liquide de ces composantes parasites, la cuve refroidie de XENON1T est enfermée dans une seconde cuve de grande dimension remplie d’eau. L’eau forme un blindage très efficace (simple, et peu onéreux) contre les rayons gamma et les neutrons en même temps.
Mais le xénon liquide lui-même peut être radioactif ! Et c’est un des problèmes principaux qu’ont dû gérer les physiciens depuis le début de l’utilisation de ce type de détecteur, et qui devient encore plus prégnant aujourd’hui avec de tels volumes.
Le xénon se trouve à l’état naturel dans l’air que nous respirons, sa récupération en grandes quantités se fait par liquéfaction de l’air puis par des méthodes de séparation chimique. Mais lors de ces opérations, d’autres gaz rares se trouvent piégés avec le xénon et se retrouvent ensuite sous forme de traces dans le volume de xénon liquide produit. Il s’agit du krypton et de l’argon.
La plupart des isotopes radioactifs du xénon, du krypton et de l’argon sont produits naturellement, par les rayons cosmiques (on parle de radioactivité cosmogénique), leur prévalence ne peut être réduite qu’en stockant le plus vite possible le gaz nouvellement liquéfié à grande profondeur, puis à essayer de purifier au maximum le gaz pour ne garder que le seul utile, le xénon. Mais on trouve également d’autres isotopes radioactifs résiduel dans le xénon liquide, qui ne sont pas naturels eux, mais fabriqués par l’homme : le xénon-136 et le krypton-85. Ces deux-là proviennent directement de la fission de l’uranium et du plutonium qui est exploitée dans les centrales nucléaires partout dans le monde ou utilisée dans les armes nucléaires au cours du vingtième siècle. D’infimes traces de ces éléments radioactifs se retrouvent dans l’atmosphère terrestre tout autour du globe (1 atome de krypton-85 pour 100 milliards d’atomes de krypton) et sont détectables dans un détecteur ultra-performant comme XENON1T, qui voit leurs rayonnements beta (des électrons) et gamma (des photons énergétiques).
Entrée du tunnel de l'A24 menant au laboratoire souterrain du Gran Sasso |
Il y a enfin un autre gaz radioactif, venant de l’extérieur du détecteur mais s’insinuant partout dans le laboratoire souterrain, c’est le radon-222. Le radon est un sous-produit de la chaîne de radioactivité naturelle du l’uranium-thorium et on a beau le filtrer auprès des détecteurs les plus sensibles et savoir qu’il se désintègre assez vite, sa production naturelle ne s’arrêtera jamais, sauf à remplacer la montagne par de la glace pure…
Les physiciens de XENON1T savent gérer au mieux toutes ces sources de signal parasite, ces bruits de fond comme ils les appellent, et redoublent d’astuces et d’inventivité pour soit les minimiser ou soit, quand c’est impossible, les connaître le mieux possible pour en tenir compte dans l’analyse des données.
Pour XENON1T, en l’absence de signal positif d’interactions de WIMPs, l’expérience devrait pouvoir exclure des sections efficaces supérieures à 2 10-47 cm² pour des WIMPs de 50 GeV, ce qui veut dire que cette courbe d’exclusion englobera la totalité de la zone prédite théoriquement où on attend de voir des neutralinos dans l’extension minimale supersymétrique contrainte du modèle standard. En d’autres termes, si la théorie est correcte, XENON1T doit voir des WIMPs. S’il ne les voit pas, il renverra les théoriciens des particules dans leurs pénates et à leurs tableaux noirs.
L’avance technologique de XENON1T devrait par contre être de courte durée car l’expérience historiquement concurrente LUX a récemment fusionné avec une autre collaboration (ZEPLIN) pour évoluer vers un détecteur appelé désormais LZ utilisant 7 tonnes de xénon liquide et devant être mis en route en 2019. Mais les physiciens de XENON1T ont déjà prévu une évolution à XENON1T (appelée XENONnT) qui comporterait deux fois plus de xénon que sa version initiale et pourrait être lancée avant LZ…
Et comme les physiciens des astroparticules sont prévoyants, ils planchent déjà sur un détecteur encore plus massif, prenant la suite de l’aventure XENON10,100, 1T et nT, avec cette fois une masse de 20 tonnes de xénon liquide. Cette évolution majeure porte le nom judicieux de DARWIN et pourrait voir le jour avant 2022.
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire