Une observation importante vient d’être effectuée sur un lot
de galaxies lointaines (10 milliards d’années-lumière). Pour la première fois,
leurs vitesses de rotation ont pu être mesurées et elles montrent une quasi
absence de matière sombre…
La mise en évidence de l’existence d’une anomalie gravitationnelle, qui a mené au concept de matière sombre a été fondée sur l’observation de la rotation des galaxies, principalement situées dans l’Univers proche. Le tracé de la vitesse de rotation des étoiles et du gaz en fonction de la distance radiale dans la galaxie, ce qu’on appelle la courbe de rotation, montre une forme aplatie en fonction de la distance radiale. Mais si la masse de la galaxie correspondait à ce qui est visible (les étoiles et le gaz) et avec notre théorie de la gravitation, cette courbe devrait décroître après être passée par un maximum.
Et voilà qu’une équipe d’astrophysiciens européens a réussi
à mesurer la vitesse de rotation sur des grandes galaxies situées non plus dans
notre voisinage, mais à 10 milliards d’années-lumière, et surprise : les
courbes de rotation qu’ils obtiennent ne sont pas plates mais passent par un
maximum puis décroissent, de manière très semblable au cas où il n’y aurait pas
de matière sombre. Reinhard Genzel (Max Planck Institut für Extraterrestriesche
Physik) et ses collaborateurs ont exploité le Very Large Telescope de l’ESO
pour mesurer les décalages spectraux d’un côté et de l’autre des galaxies d’un lot de six, toutes situées
dans l’Univers âgé de 3,5 milliards d’années. La méthode est semblable à celle
qu’avait utilisée Vera Rubin il y a 50 ans sur la galaxie d’Andromède.
Les six galaxies observées ici sont certes lointaines mais
déjà assez évoluées et de taille importante. Ces galaxies sont idéalement
choisies car d’une part elles se trouvent en pleine période de formation
d’étoiles (elles produisent entre 50 et 200 nouvelles étoiles par an), typiques des galaxies trouvées
à cette époque cosmiques, et d’autre part la masse totale en étoiles qu’elles
contiennent est à peu près similaire à ce qu’on trouve dans la Voie Lactée, ce
qui indique qu’elles devraient évoluer vers les galaxies spirales ou sphéroïdales
classiques d’aujourd’hui et sont donc de bons exemples pour comprendre l’évolution
de ces galaxies, et de la nôtre au premier chef.
Les chercheurs montrent grâce à leurs observations de la
raie Hα effectuées avec les spectrographes
SINFONI (Spectrograph for INtegral Field Observations in the Near Infrared) et
KMOS (K-band Multi-Object Spectrograph) installés sur l’un des télescopes de 8,2
mètres du VLT au Chili, que l’hydrogène a une vitesse de rotation qui est
très bien expliquée par la masse visible, sans avoir besoin de grandes
quantités de matière sombre, et même, pour deux des six galaxies étudiées, une
fraction de matière sombre que l’on peut qualifier de « négligeable ».
Les courbes de rotation décroissent vite en fonction du rayon galactique, la
vitesse de rotation atteint pour certaines galaxies une valeur d’un tiers de la
vitesse de rotation maximale à la plus grande distance mesurable. Quelques cas
de courbes de rotation décroissantes ont été observées dans des galaxies
proches, des galaxies compactes, à forte densité de surface ou possédant un gros bulbe
central dans leur disque, mais la vitesse ne décroissait jamais en dessous de
0,8 fois la vitesse maximale…
Pour expliquer cette apparente absence de matière sombre sans
toutefois remettre en cause le concept de masse manquante, Reinhard Genzel et
ses collègues proposent une double hypothèse : d’abord, la plupart des
galaxies massives de cette époque seraient fortement dominées par la matière
normale. La matière noire sera bien là mais encore très diffuse, beaucoup moins
concentrée que le gaz et les étoiles. Ensuite, les disques galactiques de ces
galaxies seraient beaucoup plus turbulents que les disques des belles galaxies
spirales de l’Univers local, ce qui aurait pour effet de réduire la vitesse de
rotation de la matière ordinaire, surtout dans les cas où la matière sombre est
encore assez diffuse. Les chercheurs montrent d’ailleurs que ces effets
seraient de plus en plus prononcés lorsque l’on recule dans le temps (et augmente
la distance).
Pour être sûrs que les 6 galaxies étudiées ne sont pas des
cas exceptionnels, les astronomes ont regardé un paquet d’une centaine de
galaxies du même type avec moins de résolution pour obtenir une image moyennée,
et le résultat est une confirmation que l’effet observé sur les 6 doit être
commun.
Ainsi, d’après Grenzel et ses collaborateurs, 3 à 4 milliards d’années
après le Big Bang, le gaz dans les galaxies se serait déjà condensé
efficacement en disques mais la matière noire autour d’eux formerait des halos
beaucoup plus vastes et diffus. Cette matière sombre aurait ensuite pris plusieurs
milliards d’années supplémentaires pour se concentrer à son tour et finir par dominer les galaxies d’aujourd’hui,
en accélérant leur rotation au passage…
Cette observation inédite et étonnante donne de précieuses
informations et est un pas important dans la compréhension du processus de formation des grosses galaxies comme la nôtre et
surtout sur le comportement et le rôle de la matière sombre dans ce processus.
Référence
Strongly
baryon-dominated disk galaxies at the peak of galaxy formation ten billion
years ago
R. Genzel et
al.
Nature 543,
397–401 (16 March 2017)
Illustrations
1) Schéma indiquant la forme des courbes de rotation pour une galaxie proche (Andromède) et une galaxie lointaine : en jaune l'effet de la matière visible, en bleu l'effet de la matière sombre, en rouge la somme des deux (Nature)
2) Fraction de matière sombre au rayon moitié du rayon observable, en fonction de la vitesse de rotation. Les galaxies étudiées sont représentées par les ronds bleus (Grenzel et al./Nature)
11 commentaires :
Bonjour,
Je me permets ce commentaire car la solution que je propose pour la matière noire (http://arxiv.org/abs/1503.07440) avait été longuement discutée sur ce site "Ca se passe la-haut..." et j'imagine que cela peut vous intéresser.
Il est intéressant de voir que la période étudiée correspond à la période du début de l'apparition des clusters!
Dans la solution que je prône, champ gravitique "cohérent" des clusters voisins, la présence de matière noire nécessite l'existence des clusters (et de leur voisinage).
La très faible présence de matière noire détectée, alors que les clusters ne font que commencer à apparaitre, est peut être un indice important sur la relation entre ces deux concepts.
Je rappelle que dans la solution que je propose, à priori seul un cluster avec ses proches voisins permettraient d'expliquer la matière noire par leur champ gravitique qui s'additionne (à l'image des spins d'un matériau ferromagnétique).
Bonjour,
Quoi qu'en disent les auteurs de la publication, il me semble que leurs observations mettent en difficulté l'hypothèse de la matière noire. J'ai du mal à voir pourquoi celle-ci pourrait être moins présente dans des galaxies du jeune univers, surtout quand un des arguments en sa faveur dans le cadre du modèle standard est qu'elle est nécessaire à la formation des grandes structures. Et le fait qu'elle soit plus diffuse n'est-il pas contradictoire ? Si elle n'interagit que gravitationnellement et n'est donc soumise à aucune force répulsive, ne devrait-elle pas s'agréger plus vite que la matière ordinaire?
(il faudrait que j'essaie de lire la publication pour voir exactement comment les auteurs justifient leurs hypothèses concernant la matière noire)
Mais ces observations mettent encore plus en difficulté les théories de gravitation modifiées: si seule la masse de la matière ordinaire présente dans les galaxies permet d'expliquer leurs courbes de rotation, pourquoi celles-ci seraient-elles différentes dans les galaxies du jeune univers?
En tout cas c'est intéressant !
Cordialement.
@Yves : la grosse différence entre matière noire froide non relativiste et gaz, c'est que le gaz a une self-interaction (diffusion des particules entre elles etc) et ça, ça permet une agrégation plus rapide... Cela indiquerait donc que la DM n'aurait vraiment pas de self-interaction ou très peu. Après, l'hypothèse des halos très diffus qui est faite vaut ce qu'elle vaut... il va falloir suivre ce qu'en disent les modélisateurs de formation des embryons de galaxies.
@Stéphane : c'est effectivement une concomitance intéressante... d'autant que les auteurs indiquent que l'effet s'accentue avec le redshift!
Mais ces observations mettent encore plus en difficulté les théories de gravitation modifiées: si seule la masse de la matière ordinaire présente dans les galaxies permet d'expliquer leurs courbes de rotation, pourquoi celles-ci seraient-elles différentes dans les galaxies du jeune univers?
MOND prédit que des galaxies très "denses" sont un régime "keplerien" donc ce n'est pas une grande surprise… Voir la discussion
https://tritonstation.wordpress.com/2017/03/06/lcdm-has-met-the-enemy-and-it-is-itself/comment-page-1/#comment-259
Pour faire suite à ce qui précède. Une des auteurs de l'article remarque “We have to be very careful when comparing these early massive and gas-rich rotating galaxies to the ones in our local universe,” cautions Natascha Förster Schreiber, co-author for all four studies. “Present-day spirals, such as our Milky Way, require additional dark matter in various amounts. On the other hand, local passive galaxies – which are dominated by a spheroidal component and are the likely descendants of the galaxies in our study - show similarly low dark matter fractions on galactic scales.”
Il faut lire bien sûr "local massive galaxies". MOND prévoie en effet très bien leur cas. Et l'absence de matière sombre dans ces galaxies n'est un problème (bien connu) que pour LCDM.
@ Anonyme : Sauf erreur, les galaxies en questions ne sont pas "très denses" en matière baryonique, au contraire selon les auteurs la turbulence tend à les dilater donc les rendre moins denses en périphérie ; c'est la matière noire qui serait relativement moins apiquée à cette époque précoce. Je partage donc l'avis d'Yves sur le fait que ces observations ne sont pas en faveur de Mond.
Bonjour,
Je vous invite à lire l'article que McGaugh a posté sur son blog : https://tritonstation.wordpress.com/2017/03/19/declining-rotation-curves-at-high-redshift/
Il y argumente de manière détaillée (et je trouve, assez convaincante) le commentaire cité par Anonyme : compte-tenu du fait que les données se limitent à un rayon de 10 kpc autour du centre des galaxies concernées (à cette distance elle ne sont pas assez lumineuses pour qu'on puisse aller au-delà avec les moyens actuels), on peut aussi bien faire coller les courbes de rotation obtenues avec celles prévues en l'absence de matière noire (declining rotation curves) qu'avec celles présentant l'aplatissement habituel. Et cela d'autant plus que, plus on s'éloigne du centre, plus les barres d'erreurs sont importantes, et permettent donc de choisir quelque peu arbitrairement la pente de la courbe - d'où le risque de surinterpréter les résultats.
Sa conclusion :
"the data at high redshift appear completely consistent with those at low redshift. The claim of falling rotation curves would be problematic to both ΛCDM and MOND. However, this claim is not persuasive – the data simply do not extend far enough out."
Mais la théorie MOND ne marche pas dans les clusters et au delà, pourquoi continuer à s'exciter dessus ?
si ça vous intéresse je peux vous passer l'article de Genzel et al dans Nature --> demandez moi sur contact at ca-se-passe-la-haut.fr
l'article est disponible sur arxiv: https://arxiv.org/abs/1703.04310
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