Dans un article qui vient d'être publié dans les Monthly Notices of the Royal Astronomical Society, deux astrophysiciens japonais montrent, grâce à des simulations, que des étoiles supermassives de plus de 10 000 masses solaires peuvent se former dans des nuages de gaz déjà enrichis en métaux. Ces étoiles supermassives deviennent ensuite autant de graines de trous noirs supermassifs au bout d'un million d'année. Si trop de métaux sont présents, une fragmentation du gaz apparaît et donne lieu à la naissance d'amas globulaires...
Malgré des décennies d'études approfondies, l'origine des trous noirs supermassifs demeure l'un des problèmes non résolus les plus importants de l'astrophysique. Les observations récentes révèlent que des trous noirs supermassifs existent déjà à des décalages vers le rouge atteignant 10, correspondant à 600 millions d'années après le Big Bang. Ces résultats suggèrent que les trous noirs initiaux étaient déjà relativement massifs ou que leur croissance s'est produite extrêmement rapidement – ou peut-être les deux.
Un scénario courant propose que des trous noirs "graines", plus petits, soient d'abord produits par certains processus, suivis d'une croissance par accrétion de gaz ou par fusion avec d'autres trous noirs. L'accrétion super-Eddington a été explorée comme un mécanisme potentiel de croissance rapide dans l'univers primitif, mais un fort rayonnement et des écoulements provenant des disques d'accrétion présentent des défis pour maintenir un tel régime sur des périodes prolongées. Alternativement, des scénarios impliquant des graines de trous noirs massives ont donc été proposées. Une voie prometteuse pour la formation de telles graines massives est le scénario dit de l'"effondrement direct". Dans ce modèle, des étoiles supermassives (SMS) avec des masses dépassant 100 000 masses solaires seraient produites pour s'effondrer rapidement en trous noirs.
On estime que ces étoiles supermassives se forment dans des nuages chimiquement purs exposés à un rayonnement ultraviolet intense. Le rayonnement UV dissocie la molécule H2 qui est le principal agent de refroidissement dans le gaz sans métal, supprimant ainsi le refroidissement et maintenant la température du gaz à 10 000 K. Ces températures élevées empêchent alors la fragmentation et permettent au nuage de s'effondrer de manière monolithique. Ces températures élevées entraînent également des taux d'accrétion élevés, de 0,1 à 1 masse solaire par an sur la protoétoile en formation. L'accrétion rapide supprime la rétroaction radiative stellaire en augmentant le rayon stellaire et en abaissant la température effective à environ 5000 K, permettant une accrétion continue. Par ce processus, les étoiles supermassives peuvent atteindre 100000 à 1 million de masses solaires au cours de leur courte vie de 1 Mégannée environ. Car elles s'effondrent ensuite en trous noirs de masse comparable pendant ou après leurs phases de combustion nucléaire.
La formation de SMS a notamment été soutenue par des simulations hydrodynamiques multidimensionnelles, même en tenant compte de la fragmentation et du retour radiatif protostellaire. Bien que les disques circumstellaires se forment en raison du moment cinétique de la matière en accrétion et puissent se fragmenter, cette fragmentation se produit rarement et ne réduit que modérément la masse stellaire centrale, laissant intact le scénario global de formation des SMS.
A partir de ce scénario d'effondrement direct de nuages massifs d'hydrogène pur, on peut calculer la densité numérique des trous noirs supermassifs résultants au final : elle vaut entre 10-9 et 10-3 par Mpc3. Cette densité numérique colle bien avec les observations de l'Univers jeune (un redshift supérieur à 7, de l'ordre de 10-9 par Mpc3 mais, ça ne colle plus du tout avec la densité numérique des trous noirs supermassifs dans l'univers actuel, qui est d'environ 0,1 par Mpc3. Pourtant, leurs propriétés et leur distribution de décalage vers le rouge ne montrent aucune discontinuité significative par rapport aux trous noirs supermassifs à décalage vers le rouge supérieur. Cette bizarrerie suggère la nécessité de trouver un scénario vraiment universel pour expliquer les origines des trous noirs supermassifs à toutes les époques plutôt que de s'appuyer uniquement sur le scénario d'effondrement direct de nuages d'hydrogène pur.
Ce scénario d'effondrement direct est certes séduisant mais il impose des conditions rigoureuses pour la formation des trous noirs supermassifs, ce qui rend leur production assez faible : les nuages doivent rester chimiquement purs, être situés à proximité de galaxies émettant des rayons UV intenses et posséder une masse suffisante pour subir un effondrement gravitationnel. Ces conditions sont souvent incompatibles. Les nuages massifs sont généralement plus ou moins enrichis en métaux, ayant déjà connu des épisodes de formation d'étoiles. Lorsqu'une galaxie proche constitue une source UV importante, ça signifie que des éléments lourds provenant d'explosions de supernovas au sein de la galaxie peuvent avoir été injectés dans les nuages du halo environnant, les contaminant.
Si l'exigence d'un gaz chimiquement pur était assouplie, permettant la présence de faibles quantités de métaux, la densité numérique des trous noirs issus d'effondrement direct pourrait augmenter significativement. Mais la présence d'éléments lourds pose un défi car même une petite quantité de métaux ou de grains de poussière, à des niveaux aussi bas qu'une métallicité de 10-5 métallicité solaire peut induire un refroidissement rapide du nuage en cours d'effondrement. Et ce refroidissement accru déclenche une fragmentation vigoureuse du nuage de gaz, ce qui empêche la formation de SMS et conduit à la formation d'amas d'étoiles denses.
En 2020, Sunmyon Chon et Kazuyuki Omukai avaient démontré de manière inattendue que les SMS avec des masses dépassant 10 000 masses solaires pouvaient se former même dans les nuages enrichis en métaux, à condition que la métallicité reste inférieure à 10-4 métallicité solaire. Pour arriver à ce résultat, les chercheurs avaient réalisé des simulations hydrodynamiques tridimensionnelles de la formation d'étoiles dans des nuages fortement irradiés par UV et légèrement enrichis en métaux. On observait que malgré une fragmentation vigoureuse déclenchée par le refroidissement de la poussière, la majeure partie du gaz s'accréte sur la ou les étoiles massives centrales par afflux direct ou par fusions stellaires, permettant leur croissance jusqu'au régime SMS. Alors que de nombreuses protoétoiles se disputent le réservoir de gaz, la ou les étoiles massives centrales sont alimentées préférentiellement, un processus qui est appelé l'« accrétion supercompétitive », et qui est analogue à l'accrétion compétitive dans les amas d'étoiles actuels, mais à une échelle beaucoup plus grande. En revanche, à des métallicités plus élevées que 10-3 métallicité solaire , les étoiles les plus massives restaient en dessous de 1000 masses solaires dans le premier 10 000 ans en raison d'une diminution d'un ordre de grandeur du taux d'accrétion causée par des températures plus basses résultant du refroidissement par les métaux.
Dans leur nouvel article, Chon et Omukai, ont beaucoup raffiné leurs premières simulations car, il y a 5 ans, ils avaient approximé les processus thermiques à l'aide d'équations d'état précalculées. De plus, la rétroaction radiative stellaire, qui peut influencer significativement la masse finale des étoiles en formation, n'avait pas été prise en compte. Par exemple, le rayonnement ionisant limite la masse maximale des étoiles de Pop III en étouffant l'accrétion par photoévaporation des disques circumstellaires, tandis que dans l'autre sens, le chauffage radiatif des grains de poussière supprime la fragmentation qui est induite par le refroidissement de la poussière en élevant les températures de la poussière et du gaz. Et puis, les astrophysiciens japonais se limitaient à des simulations couvrant seulement 10 000 ans, ce qui empêchait de voir si les étoiles massives pouvaient effectivement croître jusqu'à plus de 100 000 masses solaires.
Dans leur article de 2020, Chon et Omukai avaient aussi constaté que lorsque le refroidissement déclenche une fragmentation intense à des métallicités supérieures à un certain seuil, le nuage en effondrement évolue en un amas d'étoiles dense plutôt que de former une seule étoile supermassive. Mais là encore, les simulations étaient limitées dans le temps, ce qui laissait l'évolution à long terme de ces systèmes inexplorée.
Les nouvelles simulations intègrent désormais de manière exhaustive les processus physiques clés. Plus précisément, les astrophysiciens modélisent l'évolution des nuages de gaz de manière auto-cohérente, en résolvant la physique thermique avec une chimie hors équilibre pour le gaz primordial et un traitement simplifié mais robuste du refroidissement dû aux métaux. De plus, ils incluent les effets de la rétroaction du rayonnement des étoiles en formation, ce qui est crucial pour comprendre son influence sur la fragmentation et l'accrétion de masse. Et surtout, ils étendent les simulations à une échelle de temps de 1 mégannée, durée de vie typique des étoiles très massives. Cette durée plus longue leur permet de déterminer la masse finale des SMS sous différentes métallicités. Elle leur permet également d'examiner l'évolution et les propriétés à long terme des systèmes stellaires, telles que leur structure, la distribution de leurs populations stellaires et la formation potentielle d'amas d'étoiles denses, dans des environnements irradiés par UV et légèrement enrichis en métaux.
Chon et Omukai montrent aujourd'hui que la métallicité influence significativement les propriétés de fragmentation et la croissance des étoiles massives. À de faibles métallicités ([Z/H]) < 10-3, ils montrent que des étoiles supermassives jusqu'à presque 100 000 masses solaires peuvent se former. Plus précisément, pour une métallicité de 10-6, le cas où le refroidissement par la poussière est négligeable, le gaz s'effondre de manière quasi monolithique, donnant naissance à des SMS au centre. Pour des métallicités légèrement supérieures ([Z/H] de 10-5 à 10-4, ils trouvent que le refroidissement de la poussière induit une fragmentation à l'échelle sub-parsec, avec de multiples fragments autour de la région centrale. Mais ces fragments finissent par s'accréter sur la protoétoile centrale ou fusionner avec elle, ce qui permett aux objets massifs centraux de se développer en étoiles supermassives. Pour une métallicité de 10-3, tandis que la fragmentation ralentit la croissance de la masse des étoiles centrales pendant les premières phases, l'accrétion continue à partir de filaments denses permet quand même la formation d'étoiles supermassives de 10 000 masses solaires. Pour une métallicité de 10-2 en revanche, une fragmentation à grande échelle (10 pc) conduit à une formation d'étoiles plus étendue spatialement, ce qui entraîne la formation d'un amas d'étoiles massif avec une étoile très massive centrale qui fait environ 2000 masses solaires.
Dans les simulations de Chon et Omukai, les masses des étoiles formées et de leurs trous noirs résiduels varient de 30 000 à 80 000 masses solaires pour des métallicités inférieure 10-3. La masse finale est déterminée lorsque l'apport efficace de gaz, à un taux de 0,1 M☉/an, cesse après environ 1 Mégannée. Cette interruption du flux d'accrétion est attribuée aux champs de marée des galaxies massives voisines, qui perturbent l'enveloppe externe du nuage et limitent ainsi la masse maximale pouvant être fournie au système stellaire central.
La capacité à former des graines de trous noirs massifs dans des environnements avec [Z/H] ≤ 10-3 Z☉ suggère une densité numérique de graines qui serait plus élevée que les prédictions du scénario conventionnel de l'effondrement direct. Or, une seule supernova enrichit généralement le gaz environnant jusqu'à une métallicité de 10-4 à 10-3, ce qui implique que des trous noirs massifs peuvent se former dans des halos ayant subi un épisode précédent de formation d'étoiles. Et des simulations cosmologiques de formation de galaxies ont montré que, lors des premiers stades de l'assemblage des galaxies à z ~ 10, la métallicité typique du milieu interstellaire reste dans la gamme comprise entre 10-4 à 10-3.
Le scénario d'accrétion supercompétitive proposé par les chercheurs japonais, permet donc de produire d'avantage de graines de trous noirs supermassifs via la production d'étoiles supermassives en plus grand nombre. Ils estiment que la densité numérique de ces graines de trous noirs supermassifs produites dans des nuages de gaz à métallicité finie pourrait atteindre entre 0,1 et 1 par Mpc3. Une valeur bien supérieure à celle donnée par le modèle classique du collapse direct, et qui devient tout à fait comparable avec la densité numérique des trous noirs supermassifs qui est mesurée dans l'Univers local.
Ces beaux résultats suggèrent donc que le scénario d'accrétion supercompétitive produisant des étoiles supermassives de presque 100 000 masses solaires dans les premiers millions d'années après l'allumage des premières étoiles, et ce même dans des environnements déjà légèrement enrichis en éléments lourds, pourrait expliquer l'origine précoce de tous les trous noirs supermassifs dans l'univers.
Source
Formation of supermassive stars and dense star clusters in metal-poor clouds exposed to strong FUV radiation
Sunmyon Chon , Kazuyuki Omukai
Monthly Notices of the Royal Astronomical Society, Volume 539 (3 May 2025)
https://doi.org/10.1093/mnras/staf598
Illustrations
1. Simulations de l'accrétion d'étoiles supermassives en fonction de leur métallicité (Chon & Omukai)
2. Evolution de la masse des étoiles en fonction du temps et de la métallicité (Chon & Omukai)
3. Kazuyuki Omukai et Sunmyon Chon
2 commentaires :
Merci pour cet article vraiment passionnant. Je consulte votre site depuis des années car vos articles sont pour moi d'une qualité extrêmement rare.
Les trous noirs, quelle que soit leur masse ou leur origine, sont à mes yeux parmi les objets les plus fascinants qui existent. Je ne compte plus les expériences de pensées et les neurones grillées depuis que je m'y intéresse.
Merci encore et longue vie à "Ça se passe là haut" !
Merci pour votre fidélité !
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