04/04/12

Voyage au Pôle Sud d'un Détecteur de Matière Noire

Vous le savez peut-être, une des méthodes privilégiées pour mettre en évidence la matière noire sous forme
de particules (WIMPs, weakly interacting particles), c'est, d'une part d'en détecter, certes, mais aussi de
détecter ce qu'on appelle une modulation annuelle de leur flux.

En effet, si ces particules forment un halo
galactique comme les modèles théoriques le prédisent, alors le flux de WIMPs arrivant sur Terre doit être plus important en été qu'en hiver, du fait de la différence de vitesse relative de la Terre vis à vis du centre galactique
à 6 mois d'intervalle (à cause tout simplement de notre rotation autour du soleil). 

Or c'est précisément ce qu'ont annoncé déjà depuis de nombreuses années les physiciens italiens de l'expérience DAMA. Mais ces données sont sujettes à sérieux doutes aussi depuis des années parce qu'elles semblent exclues par de nombreuses autres expériences. Mais des doutes subsistent néanmoins, au vu de la réaffirmation chaque année par DAMA de leur découverte, avec toujours plus de statistique.

Géométrie d'un détecteur simulée pour estimations de bruit de fond radioactif. (Astroparticle Physics)
C'est ainsi qu'une équipe de physiciens anglais et russes, afin d'en avoir définitivement le cœur net, propose de refaire exactement la même expérience, en utilisant exactement le même type de détecteur (un gros scintillateur d'iodure de sodium de 250 kg).
Mais, pour démontrer de manière absolument non équivoque la vérité ou non des résultats de DAMA, cette équipe propose une petite idée très judicieuse : comme DAMA est située au laboratoire souterrain du Gran Sasso en Italie, donc dans l'hémisphère Nord, ils proposent d'installer leur nouvelle expérience dans l'Hémisphère Sud. Et pourquoi me direz-vous ?
 
Et bien, il se trouve que la fameuse modulation annuelle du signal qui doit être observée n'est pas la même dans l'hémisphère Nord et dans l'hémisphère Sud ! La modulation doit y être en opposition de phase... Ce qui veut dire qu’un maximum de signal au Nord correspond à un minimum au Sud.
Autant dire que la preuve, si elle existe, sera évidente comme le nez au milieu de la figure!...

En revanche, ce n'est pas le changement d'hémisphère qui change quoi que ce soit sur les bruits de fond desquels il faut s'affranchir, c'est donc sous la glace, à défaut de roche, que l'expérience devrait être menée. Cette nouvelle manip proposée devrait être installée en dessous de l'expérience IceCube, soit située en dessous de plus de 2400 mètres de glace. Évidemment. 
Il faut d'ailleurs noter que la glace est un milieu beaucoup plus favorable car exempt de (presque) toute radioactivité naturelle, a contrario des roches alpines du Gran Sasso, qui contiennent quantités d'uranium et de thorium naturellement radioactifs...
Et en plus, la très basse température de la glace (-20°C à -2400 m) permet un fonctionnement plus efficace du scintillateur NaI, sans besoin d'appareillage spécial de refroidissement...

La radioactivité est l'ennemi numéro un de ce type d'expérience. En effet, les scintillateurs utilisés sont sensibles à tous les types de rayonnement, alpha, béta, gamma, neutrons, mais aussi muons cosmiques bien sûr. Or tous les matériaux ou presque contiennent d'infimes traces de radioactivité, à commencer par le détecteur lui-même! 
Et dans le cas du scintillateur et de ses structures associées, des problèmes incongrus se font jour...
En effet, le problème qui serait rencontré est lié à la production
cosmogénique de radioactivité : des neutrons produits par le rayonnement cosmique (via le phénomène de spallation) vont interagir dans le cristal scintillateur et ses structures et produire des isotopes radioactifs. Pas très nombreux dans l'absolu, certes, mais toujours trop pour ce type d'expérience, surtout quand le signal qu'ils produisent ressemble à s'y méprendre à celui des WIMPs recherchées.

C'est la sensibilité finale de l'expérience qui est en jeu! Pour bien comprendre les niveaux de bruit de fond à prévoir et essayer de les réduire au mieux, les physiciens font alors des simulations numériques des interactions de particules de différents contaminants (uranium, thorium, radon, ...), mais aussi venant de ces contaminations cosmogéniques(muons cosmiques, neutrons de spallation...).

Or, pour ces derniers, rien n'est simple. En effet, évaluer la production de radioactivité due aux rayons cosmiques n'est pas une mince affaire car elle dépend de l'histoire du détecteur, depuis sa production dans un pays européen, puis son transport jusqu'en Antarctique, puis son séjour sur site (en altitude, ce qui n'arrange rien) avant son installation finale dans les profondeurs glacées.

Les physiciens doivent ainsi élaborer des scénarios en simulation : faut-il transporter le scintillateur et son blindage de cuivre par bateau de l'Angleterre jusqu'en Nouvelle-Zélande puis prendre l'avion pour l'Antarctique, faut-il faire tout le trajet en avion ? Y aura-t-il des éruptions solaires à cette période ? Car comme vous le savez, le rayonnement cosmique en altitude est bien plus important qu'au niveau de la mer. Oui, mais un voyage en bateau dure bien plus longtemps qu'un trajet en avion. Alors que choisir ? Est-il plus facile de cacher le scintillateur dans un gros blindage de plomb ou polyéthylène sur un bateau ou dans un avion ? 
Et une fois arrivé en Antarctique, les locaux du laboratoire d'IceCube se trouvent à plus de 2800 m d'altitude (sur la calotte de glace), ce qui impose là encore des astuces pour protéger au mieux le scintillateur lors de son stockage inéluctable avant installation définitive : creuser une grande fosse ? Le munir d'un gros blindage de matière hydrogénée ? (et de quelle épaisseur, s'il vous plait ?)

C'est à toutes ces questions qu'ont dû répondre les physiciens des astroparticules avant de proposer le scénario permettant d'obtenir un détecteur le moins radioactif possible.
Les physiciens simulateurs ont ainsi calculé qu'un trajet de 30 jours en bateau résultait en 5 fois moins de radioactivité interne qu'un vol de 30 heures à 11000 mètres d'altitude, d'où le choix d'une petite croisière. En outre, la période sur place doit être réduite au minimum (avant installation dans les profondeurs) : en effet, 3 jours à 2800 m d'altitude équivalent à 60 jours passés au niveau de la mer!...

Et le scénario retenu est donc le suivant : fabrication pendant un an en Europe, transport par bateau et manutention durant 2 mois pour arriver à Auckland, NZ, puis 8 heures d'avion entre la Nouvelle-Zélande et la base Antarctique, suivis de 3 jours de stockage à 2800 m d'altitude.
Mais malgré ce scénario optimal, le détecteur est quand même un peu radioactif !..

Dans le cristal scintillateur d'iodure de sodium lui-même, les produits d'activation radioactifs prépondérants seront l'Iode-125, le xénon-127 et divers isotopes du tellure, tous produits par activation neutronique et montrant une période radioactive de moins de cinq mois.
 
En un an, la radioactivité résiduelle décroitra de plus d'un facteur 10. Après la première année, l'activité produite par activation cosmogénique devient du même ordre que celle attendue concernant la contamination par les isotopes naturels de l'uranium/thorium et potassium.
Et c'est le sodium-22 qui domine ensuite dans la deuxième année. Cet isotope du sodium est produit presque exclusivement lors de l'année de fabrication du cristal (au niveau de la mer).

Outre le cristal de NaI, le détecteur contient également des masses assez importantes de cuivre et d'acier inoxydable. Et ces éléments aussi sont activés par le rayonnement cosmique, les isotopes dominants (à longue période) sont Mn-54, Co-57 et Co-60.

Les estimations indiquent heureusement que les niveaux de radioactivité correspondant devraient baisser bien en dessous du niveau attendu normalement dans ce type d'acier après la première année d'opération. Les blindages de cuivre devraient également voir leurs produits d'activation décroitre naturellement d'un facteur 10 la première année, ce qui laisse de bonnes marges de manœuvres pour les expérimentateurs.

Les calculs de sensibilité qu'ont effectués les physiciens proposant cette expérience montrent qu'il leur suffirait de seulement deux années de fonctionnement pour fournir une vérification ou une exclusion définitive des résultats controversés de DAMA, sous couvert d'atteindre les mêmes seuils de détection et une bonne maitrise des bruits de fond. 
Il semble que le dernier point soit déjà bien avancé...


Source :
J. Cherwinka, et al. 
A Search for the Dark Matter Annual Modulation in South Pole Ice, 
Astroparticle Physics (2012) to be published

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