Malgré plusieurs décennies de
mesures, les physiciens ne sont toujours pas d’accord sur la valeur de la durée de vie du neutron. Les neutrons
sont les particules qui forment les noyaux d’atomes avec les protons. Ils sont
stables lorsqu’ils sont confinés au sein d’un noyau atomique, mais tout seuls,
ils se désintègrent spontanément en protons par une désintégration béta :
ils émettent un électron et un antineutrino. Leur durée de vie est de l’ordre
de un quart d’heure.
Connaître la durée de vie exacte
du neutron est très important en physique, notamment pour répondre à des
questions fondamentales sur l’existence ou non d’une nouvelle physique au-delà
du modèle standard et sur des processus astrophysiques nouveaux.
Il existe deux façons de faire
pour mesurer la durée de vie des neutrons : soit on compte le nombre de
neutrons qui disparaissent à partir d’un paquet de neutrons préalablement
préparé, ou soit on compte le nombre de « produits » de leur
désintégration béta. La première méthode est appelée la méthode de la bouteille, et la seconde la méthode du faisceau.
Désintégration béta du neutron en proton |
La méthode du faisceau est la
plus ancienne, expérimentée depuis les années 1980. Elle consiste à produire un
fin faisceau de neutrons que l’on va entourer par des pièges à protons. On peut
ainsi compter le nombre de protons émis par le faisceau et par là même
connaître le nombre de neutrons qui « meurent ». La dernière mesure
de ce type a été effectuée en 2013 par des physiciens américains du NIST (National Institute of Standards and
Technology) qui se sont spécialisés dans ce type de mesure. Ils obtiennent une durée de vie très
exactement de 887,7 ± 3,1 secondes.
Les mesures via la méthode de la
bouteille, elles, en revanche ont été développées seulement depuis la fin des
années 1990, et permettent d’atteindre une précision plus grande. La méthode
consiste à enfermer un certain nombre de neutrons dans une sorte de conteneur
bien fermé, puis à compter le nombre de neutrons à certains intervalles de
temps. La meilleure mesure à ce jour obtenue par cette méthode date de 2008,
par une collaboration entre une équipe russe du Petersburg Nuclear Physics Institute et l’Institut Laue Langevin de Grenoble. Le résultat obtenu valait 878,5 ±
1 secondes.
Il y a donc une différence de 9
secondes entre les deux mesures, qui est très largement supérieure aux barres
d’erreur respectives des deux manips. C’est tout à fait embarrassant pour les
physiciens. Quelqu’un se trompe, mais qui ? Et le plus gros problème n’est
pas tant de trouver quel protocole
expérimental produit un biais, c’est plutôt de savoir quelle est la bonne durée
de vie du neutron entre ces deux valeurs, car cette différence de 9 secondes,
aussi petite peut-elle nous sembler, a des conséquences très importantes par
exemple en cosmologie. La durée de vie du neutron a un impact direct sur la
formation des premiers noyaux atomiques, la nucléosynthèse primordiale.
Installation expérimentale du NIST (méthode du faisceau) |
Pour les astrophysiciens qui
élaborent le modèle de la nucléosynthèse primordiale, la durée de vie du
neutron est le paramètre qui possède la plus grosse incertitude, et ils sont
bien embêtés. Il se trouve que parmi les choses qui peuvent impacter par
ailleurs la nucléosynthèse primordiale, il y a la matière noire, sous forme de particules exotiques. Ces particules
pourraient avoir interagi avec les protons et les neutrons de l’Univers
primordial et avoir ainsi modifié la production des premiers noyaux d’atome.
L’enjeu de connaître précisément la durée de vie du neutron est donc crucial.
Et bien comprendre la
décroissance béta du neutron est également extrêmement important pour
comprendre l’une des quatre forces fondamentales, l’interaction faible. C’est
cette interaction qui est responsable par exemple de la fusion nucléaire et de
la radioactivité. Le modèle standard de la physique des particules décrit très
bien la désintégration béta du neutron mais les physiciens se demandent toujours
si ce modèle est complet. Si des mesures de la décroissance du neutron dévient
des prédictions, elles pourraient être le signe de l’existence d’un niveau plus
profond sous-jacent…
Enfin, une autre possibilité est
que justement l’écart de 9 secondes observé entre les deux types d’expériences
est une preuve de nouvelle physique. Le fait que la durée de vie mesurée est
plus courte dans la méthode de la bouteille pourrait signifier que les neutrons
se désintègrent occasionnellement par un autre moyen que la désintégration
béta, produisant autre chose que des protons. Cela créerait un certain nombre
de protons manquants dans les expériences à faisceau, qui mesureraient alors
une durée de vie des neutrons plus longue que dans les expériences à bouteille,
comme si moins de neutrons se désintégraient dans une durée donnée alors qu’ils
se désintégreraient bien, mais en autre chose, non détecté.
Il faut préciser que ces expériences
sont très difficiles à effectuer. Dans les expériences à faisceau, la
difficulté vient du fait qu’il faut pouvoir compter de manière absolue à la
fois les neutrons qui se trouvent dans le faisceau et les protons qui sont
capturés.
Dans les expériences à bouteille,
le challenge technologique concerne la bouteille. Il faut que les parois
internes de la bouteille réfléchissent parfaitement les neutrons, sans aucune
absorption… L’équipe de l’ILL travaille actuellement à la mise au point d’un
conteneur plus grand pour comparer les résultats obtenus avec des bouteilles
plus petites. Ils devraient ensuite pouvoir extrapoler les résultats à une
bouteille de dimension infinie, et pouvoir ainsi atteindre des précisions de
quelques dixièmes de secondes sur la valeur de la durée de vie du neutron.
D’autres équipes comme celle du
laboratoire national de Los Alamos aux Etats-Unis, travaillent à l’élimination
pure et simple des parois de la bouteille, par l’utilisation de champs
magnétiques et gravitationnels auxquels sont sensibles les neutrons.
Si les deux méthodes ne
parviennent pas à réconcilier leurs résultats, il faudra certainement inventer
une nouvelle méthode de mesure, sans quoi nous devrons conclure que la physique
nous cache encore des choses.
Source
:
Neutron
Death Mystery Has Physicists Stymied
C. Moskowitz
Scientific
American (May 13 2014)
8 commentaires :
A vous lire, moi qui ne suis pas physicien, j'ai l'impression que les théories de physique théorique deviennent de plus en plus dépendantes d'expérience extraordinairement difficiles à réaliser et à interpréter ( durée de vie des neutrons, ondes gravitationnelles....)
Et je ne parle pas de celles dont on ne connait encore aucune preuve pratique (théorie des cordes par exemple)
N'est ce pas un vrai problème de la physique actuelle ?
Je pense que, un peu par définition, toutes les expériences simples à faire ont été faites. Il ne reste que des expériences complexes. Une théorie qui repose sur une expérience simple pour être validée est donc très vite validée (ou invalidée) et ne nécessite plus d'efforts expérimentaux complexes...
Merci pour cet article, Dr Simon!
Je suis curieuse de savoir si dans le cas du faisceau, la production d'électrons était effectivement mesurée ou était simplement supposée, par principe d'équilibre de charges.
Merci!
bonjour,
Dans ce type d'expérience, seuls les protons sont exploités. En effet, les électrons sont émis accompagnés d'antineutrinos, ce qui fait qu'ils ont une énergie qui se répartit dans un spectre, ce qui rend leur comptage moins aisé pour obtenir une donnée de très grande précision. Les protons produits sont plus faciles à mesurer. dans ce type de manip, on parvient à une efficacité de détection des protons de presque 100%.
Cela dit, il existe une variante de l'expérience du faisceau pour la mesure de la durée de vie du neutron qui exploite les photons gamma qui sont aussi parfois produits lors de la désintégration du neutron, et dans ce cas, pour éliminer le bruit de fond gamma parasite, on exploite la détection en coïncidence des électrons et des protons pour sélectionner les photons gamma d'intérêt.
Bonjour Eric,
une chose me semble étrange dans cet article:
Au delà des différences de résultats des mesures, qui peut effectivement nous aiguiller vers de nouvelles voies, comment peut-on savoir que la durée de vie des protons de l'univers primordial était la même qu'aujourd'hui?
L'environnement était tellement dissemblable!
Ne pourrait-elle pas dépendre de facteurs que nous négligeons?
Respectueusement,
Michel
Une fois que 2 quarks up et un quark down se sont mis ensemble pour faire un proton, que peut-il leur arriver ? La durée de vie moyenne mesurée du proton est de l'ordre de 10^29 ans... L'univers au moment de la baryogénèse est relativement bien connu quand même.
Bonjour,
Article très interressant. Deux petites questions candides :
La désintégration du neutron peut-elle aboutir à de la formation d'atomes d'hydrogene ? Si oui, celle-ci est-elle quantifiée et différente entre les deux expériences ?
Vous ne parlez pas d'effets relativistes. Les vitesses des neutrons dans les deux expériences sont suffisamment faibles pour ne pas en tenir compte ? Merci
Bonjour
J'ai une question
Si l'atome à une dure de vie .
L'univers devrait il ou pourrait il s'éteindre de lui
Même ?
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