C'était fin novembre 2017, les chercheurs exploitant le détecteur de particules orbital chinois DAMPE publiaient dans Nature leurs premiers résultats, montrant la présence d'une nette anomalie dans le spectre en énergie des électrons et positrons sous la forme d'un pic situé à 1,4 TeV. Ce pic très curieux pourrait être un signe indirect de la matière noire et de nombreuses hypothèses ont été émises depuis en imaginant la présence de petites surdensités de matière noire dans notre galaxie qui pourraient produire suffisamment d'annihilations de particules sous forme des électrons et positrons détectés par DAMPE. Mais toutes ces hypothèses ne collaient jamais parfaitement avec le signal. Aujourd'hui, deux physiciens de Hong Kong proposent une toute nouvelle idée, qui permet de retrouver exactement le signal détecté par DAMPE : l'accrétion de matière noire autour du trou noir stellaire le plus proche de nous.
DAMPE (Dark Matter Particle Explorer) mesure directement le spectre en énergie des électrons et des positrons avec une très bonne résolution et une incertitude dominée par l'incertitude statistique, jusqu'à des énergies très élevées de plusieurs TeV. Ce satellite détecteur de particules a été lancé en décembre 2015 depuis le site de lancement chinois de Jiuquan. Les physiciens chinois dirigent cette mission en collaboration avec des suisses et des italiens. Il s'agit de la première mission scientifique chinoise qui est dédiée à l'astrophysique. La suite de détecteurs de DAMPE (aussi appelé Wukong en Chine) mesure non seulement l'énergie, mais aussi la direction d'incidence des particules et leur charge électrique. Elle permet notamment de séparer très clairement les protons des électrons et positrons.
En traçant le nombre de particules (ou leur flux) en fonction de leur énergie, le spectre en énergie, on devrait s'attendre à observer une courbe qui décroît de façon monotone. Or, des mesures antérieures, indirectes, effectuées d'une part avec le détecteur terrestre H.E.S.S et d'autre part par le télescope spatial Fermi-LAT indiquaient la présence probable d'une cassure anormale dans cette courbe. Ce qu'à montré très clairement DAMPE avec ses données de mesure directe très précises, c'est bien une nette cassure dans le spectre située à une énergie d'environ 900 GeV. Cette cassure dans le spectre pourrait être un signe indirect de matière noire, mais pourrait aussi être associée à des sources inconnues de rayons cosmiques (supernovas ou pulsars).
Mais il y a avait aussi ce point à 1400 GeV, très anormal, qui ne suit pas du tout la courbe et qui révèle un excès d'électrons et de positrons à cette énergie très particulière, avec une barre d'erreur très petite.
Depuis novembre 2017, de nombreuses hypothèses ont été proposées pour expliquer à la fois la forme globale du spectre et le pic à 1400 GeV, toutes faisant intervenir des particules de matière noire très massives (plus de 1500 GeV) qui s'annihileraient en produisant des paires de particules/antiparticules, dont notamment des paires électron/positrons dont l'énergie serait directement liée à la masse de la particule de matière noire originelle. Mais pour que les particules de matière noire puissent s'annihiler facilement entre elles, il faut qu'elles puissent se rencontrer souvent, ce qui veut dire qu'elles devraient former un halo très dense. Et les astrophysiciens ont montré qu'il ne pouvait pas s'agir du halo galactique avec sa densité telle qu'on l'imagine car la source d'électrons et de positrons devait nécessairement être proche, de manière à ce que leur énergie ne soit pas trop dégradée par les multiples interactions qu'ils subissent lors de leur propagation dans le milieu interstellaire.
La solution devait résider dans l'existence de mini-halos à plus forte concentration peuplant le vaste halo de particules massives. Mais depuis la publication de la collaboration DAMPE, les tentatives d'explications faisant intervenir des mini-halos surdenses ont toujours conclu à des résultats ayant une signifiance statistique bien trop faible, il fallait par exemple injecter une section efficace d'annihilation (la probabilité d'interaction entre particules étant elles-mêmes leur propre antiparticules) beaucoup plus forte que la section efficace d'annihilation généralement adoptée pour les particules de matière noire, qui correspond au modèle de ce qu'on appelle une "relique thermique" pour la matière noire froide. Bref, ça ne marchait pas bien et le mystère restait entier.
Et voilà qu'arrivent les physiciens Hongkongais Man Ho Chan et Chak Man Lee, qui proposent une variante tout à fait intéressante (voire élégante) pour produire une surdensité locale de matière noire, suffisamment dense pour permettre de retrouver parfaitement le pic de DAMPE, avec la section efficace d'annihilation d'une relique thermique.
Comme par définition la matière noire est sensible uniquement à la gravitation, elle est attirée par les trous noirs comme la matière ordinaire. Il doit ainsi se former une zone d'accrétion de matière noire autour des trous noirs, à la manière de l'accrétion de gaz classique que nous pouvons observer dans le cas des trous noirs qui sont accompagnés d'une étoile dont ils dévorent lentement l'enveloppe.
L'effet des trous noirs sur la distribution de matière noire environnante a été démontré pour la première fois il y a une dizaine d'années par les astrophysiciens Paolo Gondolo et Joseph Silk, puis a été approfondi par Silk avec d'autres collaborateurs dans des études parues en 2005, 2009 puis 2018. Toutes ces analyses montrent que le profil de densité de la matière noire aux abords d'un trou noir stellaire doit former un pic, avec une augmentation très forte à proximité immédiate du trou noir. C'est cette densité fortement accrue qui peut, selon les chercheurs, décupler le nombre d'annihilations de particules de matière noire sans avoir besoin d'augmenter artificiellement leur probabilité d'interaction (leur section efficace d'annihilation).
En appliquant cette idée, Man Ho Chan et Chak Man Lee trouvent que le trou noir qui se trouve le plus proche du système solaire (connu à ce jour), qui est nommé A0620-00, pourrait parfaitement jouer ce rôle de concentrateur de matière noire. A0620-00 a été découvert en 2010, il se trouve à une distance de "seulement" 1,06 ± 0,12 kpc, soit 3400 années-lumière. Sa masse a été estimée à 6,6 masses solaires. Dans leur étude que publient les Monthly Notices of the Royal Astronomical Society Letters, les physiciens chinois calculent le flux de paires électrons/positrons produit par des annihilations de particules de matière noire dans le voisinage proche du trou noir. Ils ont pour cela besoin de la valeur de la densité de matière noire au voisinage du trou noir, et cette valeur, d'après les calculs de Silk et ses collaborateurs, ne dépend que de la masse et de l'âge du trou noir. Mais on ne connaît pas l'âge de A0620-00. Chan et Lee ont donc fait une hypothèse réaliste sur l'âge du trou noir, en considérant que le disque galactique fin, où il se trouve, avait un âge de l'ordre de 8,8 milliards d'années. Ils ont donc estimé que le trou noir proche devait avoir un âge inférieur et ont pris pour hypothèse raisonnable 5 milliards d'années. Mais des valeurs comprises entre 3 et 8 milliards d'années pour l'âge de A0620-00 donnent encore un flux qui reste dans les incertitudes de mesures de DAMPE.
La seule autre hypothèse qu'il restait à faire était la masse de la particule de matière noire. Cette dernière est directement liée à l'énergie des électrons et positrons produits dans l'annihilation. La perte d'énergie de ces leptons au cours de leur propagation dans le milieu interstellaire est bien connue, d'autant que l'on connait avec précision la distance qui nous sépare de A0620-00. La masse de la particule de matière noire devient donc un paramètre à ajuster pour que le spectre des électrons et positrons colle au mieux au spectre mesuré par DAMPE. Et ça tombe bien, parce que la masse des particules de matière noire est justement ce que tous les astrophysiciens des particules (ou non) cherchent à connaître. L'ajustement de la distribution spectrale de DAMPE permet ainsi de déterminer la masse des particules de matière noire si le processus envisagé est bien l'origine du pic à 1,4 TeV de DAMPE.
Man Ho Chan et Chak Man Lee trouvent ainsi une masse de 2,75 TeV pour une particule de matière noire qui serait responsable du pic à 1,4 TeV mesuré dans DAMPE et issue d'annihilations au voisinage du trou noir proche A0620-00.
Les astrophysiciens montrent par ailleurs que le second trou noir le plus proche de nous (connu à ce jour), Cygnus X-1, presque 2 fois plus éloigné que A0620-00 et environ 2 fois plus massif, devrait accréter des particules de matière noire de 21 TeV pour produire l'énergie du pic de DAMPE en électrons et positrons, mais dans ce cas, leur flux serait beaucoup trop fortement atténué lors de leur propagation pour reproduire le flux mesuré par DAMPE (l'atténuation varie en fonction de l'énergie à la puissance -4/3). Chan et Lee précisent aussi dans la discussion de leur article qu'il pourrait exister un autre trou noir plus proche que A0620-00 et qui n'aurait pas encore été détecté. Un tel trou noir pourrait évidemment apporter une part importante du signal observé par DAMPE par le même processus. Il en résulterait une masse de la particule de matière noire inférieure à celle déduite ici, se rapprochant de 1,4 TeV.
Pour être enveloppe, Man Ho Chan et Chak Man Lee concluent en disant que le pic qui apparaît dans le spectre de DAMPE mène vers une particule de matière noire de masse comprise entre 1,5 TeV et 3 TeV, et la bonne nouvelle, c'est qu'une telle masse pourra être testée dans les expériences de grands collisionneurs.
Ils en déduisent également que le processus envisagé montre que l'annihilation des particules de matière noire se ferait préférentiellement dans le canal électron/positron, plutôt que µ+/µ- ou quark/antiquark, une information très intéressante sur la nature de ces particules.
Une autre conséquence, si ce processus est avéré, c'est que les galaxies naines riches en matière noire devraient aussi produire des quantités importantes de paires électrons/positrons de haute énergie, un signal qui pourrait être détectable par le rayonnement radio induit (un rayonnement synchrotron).
Enfin, si les trous noirs sont bien à l'origine d'une forte augmentation d'interactions et d'annihilations de particules de matière noire comme le suggère cette belle étude, une observation attentive des trous noirs de toutes tailles pourrait nous éclairer définitivement sur la matière du même nom.
Sources
Origin of the DAMPE 1.4 TeV peak
Man Ho Chan Chak Man Lee
Monthly Notices of the Royal Astronomical Society: Letters (2 may 2019)
Direct detection of a break in the teraelectronvolt cosmic-ray spectrum of electrons and positrons
DAMPE Collaboration
Nature, en ligne (29 novembre 2017)
Illustrations
1) Vue d'artiste de DAMPE en orbite (Université de Genève)
2) Flux d'électrons et de positrons mesuré par DAMPE, le pic à 1400 GeV est montré par la flèche.
3) Schéma des différents canaux d'annihilation possibles de particules de matière noire massives (Académie des Sciences de Chine)
3) Calcul du flux d'électrons et positrons par le processus proposé par Chan et Lee (courbes, pour 3 valeurs de masse de particule de matière noire différentes), comparé aux mesures de DAMPE (Chan et al.)
4) Evolution du flux d'électrons et positrons avant et après leur propagation dans le milieu interstellaire depuis la position de A0620-00 (Chan et al.).
7 commentaires :
Très intéressant, merci !
Le paragraphe sur un trou noir plus proche ("Chan et Lee précisent aussi dans la discussion de leur article qu'il pourrait exister un autre trou noir plus proche que A0620-00 et qui n'aurait pas encore été détecté. Un tel trou noir pourrait évidemment apporter une part importante du signal observé par DAMPE par le même processus. Il en résulterait une masse de la particule de matière noire inférieure à celle déduite ici, se rapprochant de 1,4 TeV.") fait effectivement le lien avec votre poste précédent ;-)
Est-ce que un trou noir isolé correspondant au résidu d'une kilonova, ayant l'âge de notre système solaire +100 million d'années, situé à une distance d'environ 1000+ années lumière pourrait produire le signal correspondant à une particule d'environ 1,4 TeV en appliquant ce processus ?? Si c'est le cas, après la planète Nine on a un autre astre hypothétique à chercher ! :-)
Ce que l'on peut dire sans trop se tromper, c'est que A0620-00 n'est pas un résidu de fusion d'étoiles à neutrons, tout simplement du fait de sa masse de 6,6 masses solaires, qui apparaît trop grosse. Ensuite, si un trou noir se trouve aujourd'hui à 1000 années-lumière du Soleil, il est très probable qu'il n'était pas à la même distance il y a 5 milliards d'années. Les étoiles (en tous genres) possèdent une vitesse propre qui n'est pas tout à fait la même. Ce serait un grand hasard que le résidu de la fusion d'étoiles à neutrons dont je parlais dans le post précédent, situé à 1000 années-lumière il y 5 milliards d'années, soit toujours à 1000 années-lumière aujourd'hui.
Je le dis à la fin du billet, il est tout a fait possible qu'un trou noir plus proche que A0620-00 produisent une grande partie du signal à 1,4 TeV de DAMPE. Et ce trou noir peut bien sûr être issu d'une kilonova (fusion de 2 étoiles à neutrons), lui donnant une masse inférieure à 4 masses solaires.
Pour résumer, le trou noir résiduel de la kilonova productrice d'éléments lourds est très probablement introuvable aujourd'hui après 20 tours de Galaxie, et pour le signal de DAMPE on a d'ores et déjà un bon candidat, mais qui pourrait laisser sa place à un autre plus proche, même moins massif.
A0620-00 est, comme Cygnus X1 (bien que moins massive) une binaire X ; c'est probablement la partie émergée de l'iceberg, la plupart des trous noirs stellaires n'émettant pas assez en X pour être détectés. Il semble donc plausible qu'il existe de nombreux trous noirs plus près de nous, ce qui inciterait à rechercher près de la limite inférieure de masse...
Tout cela repose sur les estimations de densité de MN autour du TN, avec peut-être encore pas mal d'incertitudes ? Le comportement d'accrétion de la MN doit être très différent de celui de la matière baryonique puisque la force EM intervient de façon essentielle dans le dernier cas et pas du tout dans l'autre (donc à priori, pas de disque de MN ?). Et on ignore si l'interaction de la MN avec la matière ordinaire (et avec elle-même) est faible, ou bien nulle...
Oui l'accrétion de matière noire ne se fait par par un disque a priori (même si dans le cas de particules ayant une interaction sur elles-mêmes, il peut y avoir dissipation menant à un disque). Ici, le profil de densité est à symétrie sphérique (on est en CDM pas en SIDM) d'après ce que je comprends et la distance de dernière orbite stable est de 2 fois le rayon de Schwarzschild. Elle est suivie par une zone où la densité de MN est constante, une densité de saturation, puis au delà d'un rayon Rsat, la densité décroît en puissance de r... La densité de MN autour du trou ne dépend que de la densité initiale dans le halo et des caractéristiques du trou : masse et âge (durée d'accrétion de MN).
Bonjour Dr Simon,
Quelle info incroyable, véritablement enthousiasmante même pour un non partisan acharné de la MN. C'est vraiment élégant. Je viens d'apprendre qu'il y a un TN encore plus près, VR4641 Sgr à seulement 1600 al pour 7,1 masses solaires, si jamais il venait à être étudié sous cet aspect-là, ça serait bien intéressant, si cela est possible bien sûr...
La valeur de distance de VR4641 Sgr que vous donnez semble erronée. Sa parallaxe a été mesurée précisément en 2018 par Gaia et donne 0,151 ms d'arc, ce qui fait une distance de 6622 parsecs, ou 21590 années-lumière. Voir les données ici : http://simbad.u-strasbg.fr/simbad/sim-id?Ident=SAX+J1819.3-2525+&NbIdent=1&Radius=2&Radius.unit=arcmin&submit=submit+id
Alors ça ! Je l'aurais trouvé dans une pochette Wikipédia surprise encore, je serais pas trop surpris (sic), mais là c'est dans une conférence de Pierre Vanhove, plutôt bonne en plus : https://www.youtube.com/watch?feature=em-uploademail&v=NPBaXUy5GPg vous trouverez la bonne page de présentation à 22,32.
Il est également ici : http://www.astrosurf.com/luxorion/trounoir2.htm (il y est décrit et on explique qu'il a d'abord été pris pour une étoile variable).
Etrange, les données Sinbad ne sont peut-être pas trop à jour ? C'est très surprenant un tel écart de 20k années lumière !
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