vendredi 19 août 2016

Les neutrinos donnent un indice sur le mystère de l'asymétrie matière-antimatière par leurs oscillations

La nouvelle la plus intéressante qui nous soit arrivée durant ces trois dernières semaines de torpeur estivale est sans aucun doute cette présentation de résultats de l'expérience T2K sur l'oscillation des neutrinos et des antineutrinos, faite le 6 août à Chicago lors de la conférence internationale ICHEP 2016.



Les physiciens de l'expérience T2K y ont montré que leurs données indiquaient un comportement différent entre neutrinos et antineutrinos en ce qui concerne leur oscillation d'une saveur à l'autre. On ne parle pas de preuve expérimentale car il faut encore d'avantage de données, mais les premiers signes d'une asymétrie semblent bien apparaître. Une telle asymétrie entre neutrinos et antineutrinos est d'une importance extrême car elle pourrait expliquer pourquoi la matière l'a emporté sur l'antimatière dans l'Univers primordial. En d'autres termes, pourquoi il y a de la matière dans l'Univers et pas uniquement des photons.

Le fait que nous ne voyions que de la matière et pas d'antimatière dans l'Univers est l'un des mystères les plus profonds de la cosmologie. Comme l'Univers aurait dû produire autant de matière que d'antimatière, et que l'annihilation de ces deux familles produit des photons, le fait qu'il reste finalement de la matière implique l'existence d'une certaine asymétrie entre matière et antimatière, que les physiciens appellent une violation de symétrie. 
Une des réponses possibles à cette énigme de l'asymétrie matière-antimatière est que des particules supermassives auraient pu se désintégrer dans l'Univers primordial de manière asymétrique pour donner des particules de matière et leurs antiparticules. Les particules auraient alors été plus nombreuses que les antiparticules ce qui, après annihilation de la totalité des couples particules-antiparticules, aurait laissé une certaine quantité de particules qui ont persisté depuis.
Or les physiciens ont élaboré des théories évoquant ce type de particules supermassives dans l'Univers très jeune et très chaud, et qui ne seraient rien d'autre que des neutrinos massifs. Donc, si les neutrinos et antineutrinos d'aujourd'hui (qui eux possèdent une toute petite masse) ont un comportement asymétrique, cela indiquerait que leurs cousins supermassifs théoriques se désintégreraient également de façon asymétrique pour produire particules et antiparticules... 

Ce que mesurent les physiciens japonais de T2K (Tokai To Kamioka), c'est comment oscillent des neutrinos muoniques en neutrinos électroniques et des antineutrinos muoniques en antineutrinos électroniques. Pour cela, ils produisent un faisceau de neutrinos (et d'antineutrinos) auprès de l'accélérateur de particules J-PARC (Japan Proton Accelerator Research Complex) de Tokai qu'ils détectent 295 kilomètres plus loin dans le grand détecteur de SuperKamiokande.


Les résultats qu'a montrés Konosuke Iwamoto à Chicago le 6 août indiquent une différence de comportement quand c'est une faisceau de neutrinos qui est utilisé et quand c'en est un d'antineutrinos : les neutrinos oscillent plus vite que les antineutrinos. Après 6 ans de comptage dans le détecteur, si il n'y avait aucune différence entre neutrinos et antineutrinos, les chercheurs auraient du voir 24 neutrinos électroniques et 7 antineutrinos électroniques (la différence provient ici du fait que les antineutrinos sont plus difficiles à produire et à détecter). Au lieu de ces valeurs, les chercheurs ont détecté 32 neutrinos électroniques (soit +25% par rapport au cas symétrique) et 4 antineutrinos électroniques (soit -43% par rapport au cas symétrique).

La probabilité de voir ces résultats et que neutrinos et antineutrinos se comportent quand même de façon symétrique est de 5% (le niveau de confiance statistique est de 2 sigmas). On ne parle donc pas encore de preuve et il faudra attendre encore quelques années pour avoir une réponse définitive.
A la fin de la campagne de mesure actuelle, vers 2021, T2K aura accumulé cinq fois plus de données qu'aujourd'hui, mais les physiciens auront encore besoin de 13 fois plus de données pour atteindre un niveau de confiance statistique atteignant 3 sigmas (probabilité d'erreur inférieure à 0,4 %), qui commence à être raisonnablement convaincant pour parler de l'existence d'une violation de symétrie par les neutrinos.

Un point intéressant est qu'une expérience semblable existe aux Etats-Unis, l'expérience NOvA, dans laquelle un faisceau de neutrinos est produit à Fermilab près de Chicago et détecté dans le laboratoire souterrain de Ash River (Minnesota) à 810 km de là. Les physiciens de NOvA ont déjà étudié les oscillations des neutrinos muoniques et électroniques, et ils vont maintenant faire la même chose avec leurs antiparticules à partir de 2017, afin de pouvoir comparer leur comportement et déceler à leur tour une éventuelle asymétrie. Les physiciens Japonais sont apparemment désireux de collaborer avec les américains afin de mettre en commun leurs données pour aller plus vite vers une réponse à l'épineuse question. Les deux collaborations ont accepté de combiner leurs données et pourraient ainsi atteindre le seuil des 3 sigmas vers 2020. 
La certitude statistique, qui est celle à partir de laquelle on peut annoncer une découverte, se situe à 5 sigmas (soit une probabilité d'erreur inférieure à 0,00003 %). Cette étape ne pourra pas être atteinte avec la génération actuelle de détecteurs de neutrinos, mais le sera à coup sûr avec la prochaine génération d'expériences d'ores et déjà dans les cartons et dont la réalisation pourrait très vite s’accélérer en fonction des résultats conjoints de NOvA et T2K. Les résultats présentés le 6 août sont en tous cas une très bonne nouvelle puisque que tous les espoirs restent permis.


Sources : 

Morphing neutrinos provide clue to antimatter mystery
Elizabeth Gibney
Nature 536, 261–262 (18 August 2016) 

T2K Collaboration (6 august 2016)

Konosuke Iwamoto et al.
T2K Collaboration (6 august 2016)


Illustrations :

1) Schéma du parcours des faisceaux de neutrinos et antineutrinos dans l'expérience T2K (T2K collaboration)

2) Vue de l'intérieur de la cuve du détecteur SuperKamiokande, remplie d'eau avec ses parois recouvertes de détecteurs photomultiplicateurs pour mesurer la lumière Cherenkov produite par le passage d'un neutrino. (SuperKamiokande).

6 commentaires :

Unknown a dit…

Mais au bout du compte, en admettant le résultat, on pose un nouveau problème.
Pourquoi l'oscillation des anti-neutrinos est-elle différente de l'oscillation des neutrinos ?

Dr Eric Simon a dit…

Votre remarque devrait plutôt se dire : "Pourquoi les antineutrinos sont-ils différents des neutrinos ?"
Si c'est bien le cas, la réponse sera sans doute :"parce que notre Univers est comme ça".

Stéphane Le Corre a dit…

Ces résultats ne pourraient-ils pas avoir un lien avec mes articles de 2015 pour expliquer la matière noire (http://arxiv.org/abs/1503.07440) et l'énergie noire (https://hal-ens-lyon.archives-ouvertes.fr/ensl-01122689)? Dans la solution que je propose pour l'énergie sombre, j’ai besoin d'une hypothèse "sine qua non" sur la masse gravitationnelle de l'antimatière. La masse gravitationnelle devrait être négative (mais la masse d'inertie doit toujours être positive!). Cette hypothèse est une hypothèse «naturelle» lorsqu’on linéarise la relativité générale, car cette linéarisation conduit aux mêmes équations que les équations de Maxwell pour l'électromagnétisme. Une conséquence de cette masse gravitationnelle négative est que les antiparticules doivent remonter (et non tomber) dans le champ gravitationnel terrestre. Cela signifie que la trajectoire des faisceaux des antiparticules et des particules ne sont pas strictement identiques et sont, dans une première approximation, symétrique par rapport au point source et au point cible (dans une première approximation, car à proprement parler la trajectoire inférieure en s’approchant du champ gravitationnel va ressentir un champ de plus en plus fort tandis que la trajectoire supérieure en s’éloignant du champ gravitationnel va ressentir un champ de moins en moins fort, mais cette légère dissymétrie est certainement négligeable dans notre cas). Mais dans l’expérience T2K, on créé une dissymétrie parce que le faisceau de neutrinos partant de J-PARC est conçu de telle sorte qu'il est dirigé de 2 à 3 degrés par rapport au détecteur Super-Kamiokande pour supprimer les particules d'énergie plus élevés (plus propices à la détection des oscillations). Par conséquent, mon hypothèse pour expliquer l'énergie sombre conduit nécessairement à un comportement dissymétrique entre les particules et antiparticules dans la configuration T2K. En effet, cette explication implique que si la déviation du faisceau, à la source, de 2 ou 3 degrés est dirigé vers le bas, cela rapproche le pic des énergies plus élevées du faisceau d'antiparticules vers le détecteur et diminue alors la probabilité de détecter les antiparticules! Si la déviation du faisceau de 2 ou 3 degrés est dirigé vers le haut, elle implique alors que les antiparticules sont plus loin du détecteur et cela signifie alors qu'il y aura moins d’antiparticules à détecter. Autrement dit, dans tous les cas, la dissymétrie de la direction du faisceau diminue la probabilité de détecter des antiparticules comparées aux particules! Pour valider cette solution, il faudrait confirmer par calcul que la dissymétrie de ce type (due à la trajectoire d’une masse gravitationnelle négative) donne bien les ordres de grandeurs des antiparticules détectés. S’il y a des volontaires…
Si cette explication s’avèrerait juste, les résultats de l'expérience T2K pourraient être la première mesure directe de la négativité de la masse gravitationnelle! Ce serait une merveilleuse découverte! Les expériences du CERN (AEGIS par exemple) pourraient bientôt confirmer cette hypothèse de masse gravitationnelle négative.

Dr Eric Simon a dit…

Bonjour Stéphane,

Vous avez toutes les données en main pour faire le calcul de la déviation d'un faisceau d'antineutrinos dans le champs gravitationnel de la Terre. Vous pouvez prendre 0,1 eV pour la masse du (anti)neutrino, leur énergie cinétique vaut 600 MeV, la trajectoire passe à 1000 m sous la surface terrestre et la distance traversée vaut 295 km, avec g=9,8 m.s-2 où si vous préferrez vu qu'on n'est pas à la surface : G=6,6 10-11 m3⋅kg-1⋅s-2 et M_Terre=6. 10^24
Et la taille de la cuve cylindrique de SuperK (volume de détection) : 50000 m3, soit environ 40 mètres de diamètre et de hauteur...

Leïla a dit…

@Pascal : en fait, les neutrinos n'oscillent pas differement que les antineutrinos. Seulement, l'oscillation est une rotation de la projection des etats de masse des neutrinos (etats dans lesquels ils se propagent) sur leur etat de saveur (etat dans lesquels ils sont detectes). Lorsque le nombre de saveur est egal a 3, comme c'est le cas pour les neutrinos, il existe une phase dans la matrice de rotation (s'il y avait 2 saveurs de neutrinos il n'y aurait pas de phase, s'il y avait 4 saveurs il y aurait 3 phases). Lorsque l'on calcule la probabilite d'oscillation des neutrinos, c'est-a-dire la probabilite que l'etat de saveur projete soit different que celui dans lequel le neutrino a ete cree, cette phase a un signe positif pour les neutrinos et negatif pour les antineutrinos (car on va utiliser la matrice de rotation dans un cas et dans l'autre la matrice dagger). Ainsi les neutrinos et les antineutrinos se comportent de la meme maniere, mais cette phase a un effet different. C'est le meme effet que dans la violation CP des kaons, excepte que la violation a l air bien plus faible pour les kaons que les neutrinos. D'ou l'espoir que les neutrinos fassent avancer la question du peu d'antimatiere presente dans l'Univers...

@Stephane : T2K a plusieurs detecteurs pour mesurer le flux, notamment INGRID qui mesure l'orientation du faisceau. Je pense que si votre hypothese etait adequate, les analyses d'INGRID l'aurait vu.

Dr Eric Simon a dit…

Merci Leila pour ces précisions. Rappelons pour le lecteur que vous êtes une spécialiste des neutrinos, en thèse au département de physique nucléaire et corpusculaire de l'université de Genève.