Le journal Nature en fait sa Une aujourd'hui. Même si on ne peut pas encore parler de découverte au sens de celui de la physique des particules qui requiert une signifiance statistique très grande, les nouveaux résultats obtenus par la collaboration internationale T2K ne cessent de se rapprocher des 5 sigmas tant recherchés : une nette différence est observée dans le comportement oscillatoire des neutrinos muoniques et celui de leurs antiparticules, avec une signifiance statistique qui atteint 3 sigmas.
Cela fait maintenant 10 ans que les chercheurs de 68 instituts de 12 pays (dont plusieurs labos du CNRS et du CEA en France) s'emploient à détecter des neutrinos électroniques et des antineutrinos électroniques dans le détecteur géant japonais Super Kamiokande, après l'avoir "bombardé" par un faisceau de neutrinos muoniques et d'antineutrinos de la même saveur. L'expérience T2K (Tokai to Kamioka) produit en effet des faisceaux de neutrinos ou d'antineutrinos grâce à l'accélérateur J-PARC (Japan Proton Accelerator Research Complex) de Tokai (un accélérateur de protons qui génère des pions se désintégrant ensuite rapidement en neutrinos ou antineutrinos), des neutrinos qui sont détectés 295 km plus loin dans la cuve de 50000 m3 d'eau, instrumentée de 13000 photodétecteurs, de SuperKamiokande.
C'est à SuperKamiokande en 1998 que l'oscillation des neutrinos a été mise en évidence pour la première fois, prouvant par là même qu'ils possèdent une masse, toute petite. Au cours de leur trajet, les neutrinos oscillent : ils changent de saveur, passant de neutrino mu à neutrino tau puis à neutrino électronique. Idem pour les antineutrinos. Ou presque... Car tout l'enjeu est là. Les physiciens veulent savoir si les neutrinos et les antineutrinos se comportent exactement de la même façon lorsqu'ils oscillent en se déplaçant.
L'existence d'une asymétrie entre particules et antiparticules chez les neutrinos serait une clé de compréhension fondamentale qui pourrait nous mener vers l'origine de l'ascendant qu'a eu la matière sur l'antimatière dans l'Univers primordial. On comprend mieux pourquoi se résultat significatif de T2K fait la Une de la revue scientifique la plus prestigieuse...
L'asymétrie qui est observée par T2K est importante. Des premières indications avaient été entrevues dès 2016, mais les données étaient encore relativement pauvres. Quatre ans plus tard, les événements enregistrés s'étant accumulés et les techniques d'analyse s'étant améliorées en parallèle, le résultat devient de plus en plus robuste. Le fait que la signifiance statistique augmente en fonction de la quantité de données enregistrée semble indiquer qu'il y a là un véritable effet physique. Mais à 3 sigmas, on ne parle pas encore officiellement de "découverte", mais plutôt d'"évidence", et cela correspond à une probabilité de 0,3% que l'effet observé soit dû à une fluctuation statistique fortuite. Une découverte, correspondant à une signifiance statistique de 5 sigmas correspond à une probabilité inférieure à 0,00006% que l'on soit dans l'erreur. Pour en arriver à ce niveau, il faudra encore beaucoup de neutrinos détectés à SuperKamiokande ou dans d'autres expériences du même type. Mais les physiciens de T2K ont de la chance que l'asymétrie entre neutrinos et antineutrinos semble maximale vis à vis de ce qu'elle pouvait être théoriquement.
Les chercheurs observent en effet que les neutrinos possèdent une plus grande probabilité d'osciller de la saveur mu vers la saveur e que ne le font les antineutrinos. Cette différence est tracée par ce qu'on appelle la phase de violation de CP : 𝛅CP. Si cette phase était égale à 0 ou à ±180° (0 ou ±3,14159 rad), cela voudrait dire que les neutrinos et les antineutrinos se comportent de la même façon. L'expression de l'amplitude de la violation de CP comporte en effet le sinus de 𝛅CP (sin(𝛅CP)), en plus du sinus des angles de mélange entre les états de saveurs différentes propres aux neutrinos).
Dans ce cas, l'expérience aurait dû détecter durant ses 10 ans de fonctionnement à Kamioka 68 neutrinos électroniques et 20 antineutrinos électroniques, compte tenu des neutrinos mu et antineutrinos mu envoyés depuis Tokai. Mais les physiciens ont détecté 90 neutrinos électroniques (au lieu de 68) et seulement 15 antineutrinos (au lieu de 20). A partir de ces nombres de neutrinos et antineutrinos détectés, les physiciens de T2K excluent 42% du domaine des valeurs possibles pour 𝛅CP (à 3 sigmas), les valeurs comprises 0,13 rad (7,45°) et 2,803 rad (160,61°). Et la valeur la plus probable que les auteurs obtiennent pour 𝛅CP vaut −1,89 rad (avec des incertitudes −0,58 +0,70). Les valeurs 0 et 𝜋 rad (id est une symétrie parfaite) sont exclues à 95%...
Une telle violation de la symétrie de charge-parité CP qui semble se dessiner dans les neutrinos implique que tous les neutrinos seraient "gauches" et les antineutrinos seraient "droits" en termes de chiralité (le sens de leur spin par rapport à la direction de leur mouvement). Et une théorie très en vogue chez les spécialistes des neutrinos et des particules en général, pour expliquer la très petite masse des neutrinos que nous connaissons, associe aux trois neutrinos légers des partenaires très massifs à chiralité inversée, des neutrinos ultra-massifs qui n'auraient vécu que dans l'Univers primordial très chaud, où ils se seraient rapidement désintégrés en d'autres particules.
Mais si les neutrinos légers possèdent une asymétrie entre particules et antiparticules, les partenaires massifs de l'Univers primordial devraient s'être désintégrés également de manière asymétrique entre neutrinos et antineutrinos, donnant naissance finalement à une quantité de matière légèrement supérieure à la quantité d'antimatière, à l'origine du surplus qui forme notre Univers aujourd'hui. La clé élégante de l'énigme...
Mais il va falloir attendre encore quelques longues années avant d'obtenir le Graal des 5 sigmas, car même l'expérience américaine concurrente de T2K, NOvA, n'est pas en mesure d'apporter suffisamment de détections pour combiner leur résultat avec T2K jusqu'à ce niveau de signifiance statistique. Il faudra des expériences de plus gros volume comme DUNE aux Etats-Unis qui doit débuter ses mesures en 2027 et l'upgrade majeure de SuperKamiokande qui deviendra HyperKamiokande vers 2028. Les physiciens semblent en tout cas très confiants.
Il semble donc que ce ne soit plus qu'une question de temps pour que les neutrinos nous offrent à nouveau une petite révolution dans la physique des particules, et au-delà...
Source
Constraint on the matter–antimatter symmetry-violating phase in neutrino oscillations
The T2K Collaboration
Nature volume 580 (16 april 2020)
Illustrations
1) Traces de la détection d'un neutrino électronique (à gauche) et d'un antineutrino électronique (à droite) dans SuperKamiokande par l'émission de lumière Cherenkov de la particule secondaire produite (électron ou positron) (T2K Collaboration)
2) Une de Nature du 16 avril 2020 montrant la cuve de SuperKamiokande (Nature Springer)
3) Vue schématique de la production d'un faisceau de neutrinos dans l'expérience T2K (Collaboration T2K)
2 commentaires :
105 enregistrements en 10 ans... bigre, ça ne fait pas beaucoup. Même pas un événement par mois. Je ne voudrais pas être le gardien du phare à surveiller les écrans jour après jour.
Si j'ai bien compté, -1.89 rad, cela fait -108°, donc pas si loin des -pi/2. Donc déphasage à 90°.
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