L'existence de quasars, alimentés par des trous noirs supermassifs en accrétion active, à une époque située moins d'un milliard d'années après le Big Bang, pose un problème à la communauté astrophysique depuis près de 20 ans, car on ne sait pas comment des objets aussi massifs ont pu apparaître aussi rapidement. Les chercheurs avaient pensé que ces trous noirs supermassifs pouvaient s'être formés à partir d’une graine massive dans des amas de gaz, appelés ‘halos primordiaux’, alimentés par des flux de gaz froid d'une puissance inhabituelle. Mais dans ce cas, les trous noirs auraient dû d’abord former des graines de trou noir de 10 000 à 100 000 masses solaires pour former des trous noirs supermassifs à même de grossir ensuite très rapidement. Les étoiles primordiales auraient pu produire de telles graines de trous noirs via un effondrement direct, mais on pensait que ces étoiles ultramassives ne pouvaient émerger que dans des circonstances exotiques, finement réglées, qui avaient très peu de chances de coïncider avec ces rares réservoirs de gaz.
Muhammad Latif (United Arab Emirates University) et ses collaborateurs montrent que ce n’est pas le cas. Des effondrements direct d’étoiles ultramassives peuvent effectivement se produire au sein même des grands halos de gaz. Ils ont étudié par simulation la formation de trous noirs par effondrement direct dans un halo primordial similaire à ceux qui pourraient produire un quasar à un redshift de 6 (moins d'un milliard d'années après le Big Bang), ce qui n'avait jamais été fait auparavant. Ils observent dans leurs simulations que lorsque le halo de gaz s'est effondré, deux amas massifs de gaz ont émergé en son centre et ont commencé à former des étoiles supermassives. Ils ont calculé les taux d'afflux de gaz dans les deux amas et les ont utilisés dans un calcul d'évolution stellaire pour déterminer la masse des étoiles avant qu'elles ne s'effondrent pour former des trous noirs.
Habituellement, un halo primordial peut former des étoiles lorsqu'il atteint environ 300 000 masses solaires, mais ce n'était pas le cas dans la simulation de Latif et son équipe, car le halo était trop turbulent en raison des flux froids exceptionnellement forts qui convergeaient vers lui. Aucune étoile ne s'est formée dans le halo jusqu'à ce qu'il atteigne 40 millions de masses solaires à un redshift de 25,7 (126 millions d'années après le Big Bang). À ce moment-là, la gravité du halo a finalement pu surmonter les turbulences et le halo s'est alors effondré et a formé deux étoiles supermassives de 31 000 et 40 000 masses solaires, qui sont mortes très vite sous forme de trou noir par effondrement direct. Le processus a lieu sans qu'il soit nécessaire d'avoir recours à des processus exotiques. Les flux froids provoquent de violentes turbulences supersoniques dans le halo, ce qui empêche la formation d'étoiles jusqu'à ce qu'il atteigne une masse qui déclenche un effondrement baryonique soudain et catastrophique qui va former les deux étoiles supermassives et donc les deux graines de trous noirs. Ici, quatre courants froids ont déclenché l'effondrement du halo de 40 millions de masses solaires.
La naissance des premiers trous noirs supermassifs peut donc être le résultat de la formation d'une structure cosmologique standard, ne nécessitant pas d'environnements exotiques selon Latif et ses collaborateurs. L'idée selon laquelle quelques réservoirs de gaz ont fourni leurs propres graines pour les trous noirs supermassifs a une implication clé. Elle suggère que le nombre de quasars observés aujourd’hui à un redshift de 6 est directement lié au nombre de réservoirs, et non au nombre de trous noirs par effondrement direct, qui pourrait être très différent. De plus, étant donné que plus d'une graine de trou noir supermassif pourrait se former dans un réservoir, la naissance des premiers trous noirs supermassifs pourrait avoir eu lieu en couples, avec les ondes gravitationnelles associées si les trous noirs fusionnent par la suite, et qui pourraient être détectées un jour.
Les chercheurs précisent quand même que leurs simulations n'ont modélisé que la naissance des trous noirs à effondrement direct dans un halo, et non leur évolution ultérieure, de sorte qu'il n'est pas certain qu'ils se transformeraient effectivement en trous noirs supermassifs de plusieurs centaines de millions de masses solaires à un redshift de 6. Le nombre de réservoirs à cette époque doit donc être considéré selon eux comme une limite supérieure pour le nombre de quasars qui pourraient se former d'ici là. En outre, les simulations n'incluent pas ici le rayonnement UV ionisant des étoiles supermassives produites, qui pourrait « étouffer » leur propre croissance dans une certaine mesure. Par conséquent, les masses des deux graines de trous noirs qui sont observés dans le modèle doivent également être considérées comme des limites supérieures.
Un halo à la convergence rare de puissants flux d'accrétion de gaz froid peut donc créer des graines de trous noirs massifs. Ce processus simple et robuste garantit que les halos qui sont capables de former des quasars à un décalage vers le rouge de z > 6 produisent aussi des graines massives. Les premiers quasars seraient alors une conséquence naturelle de la formation de structures dans le modèle cosmologique standard, et non en faisant appel à des environnements exotiques et finement réglés comme on le pensait auparavant.
Latif et son équipe prévoient d’ores et déjà de poursuivre cette étude en suivant toujours par simulations l'évolution des deux graines de trous noirs jusqu'à un redshift de 6 afin de déterminer quelles seront leurs masses finales. S'ils deviennent effectivement des trous noirs supermassifs de plusieurs centaines de millions de masses solaires formant des quasars, il sera intéressant de déterminer quelles seraient leurs signatures en rayons X, radio et proche infrarouge pour savoir si de tels objets pourraient être détectés par le télescope spatial Webb, Euclid et le Square Kilometre Array dans la prochaine décennie.
Source
Turbulent cold flows gave birth to the first quasars
M. A. Latif et al.
Nature volume 607, pages48–51 (6 july 2022)
Illustrations
1. Simulations du halo massif : densité et température pour plusieurs niveaux de résolution spatiale (Latif et al.)
2. Simulation de l'évolution temporelle de la densité de matière baryonique (Latif et al.)
1 commentaire :
Si je comprends bien, il n'y a pas encore un modèle type pour la formation des trous noirs compte tenu parfois de leur masse et de leur emplacement ?
Enregistrer un commentaire