25/09/25

Des trous noirs primordiaux à l'origine des neutrinos ultra-énergétiques ?


Selon une étude venant de paraître dans Physical Review Letters, les derniers soubresauts du rayonnement de Hawking d'un trou noir primordial relativement proche de la Terre pourrait être à l'origine du neutrino le plus énergétique jamais détecté à ce jour...

La collaboration KM3Net a récemment identifié les signes d'un neutrino ayant l'énergie la plus élevée jamais enregistrée, aux environs de 220 PeV (péta-électronvolts), un événement nommé KM3-230213A (voir épisode 1699 du 13 février dernier) , mais la source d'une particule aussi énergétique reste encore à expliquer.

Or, selon la théorie de Stephen Hawking concernant la thermodynamique des trous noirs, ces derniers doivent rayonner, d’autant plus et d’autant plus énergétiquement que leur masse est petite. Ainsi les trous noirs de masse stellaire ou les trous noirs supermassifs ne rayonnent pratiquement pas, et en tous cas des particules de très très faible énergie (des photons). Mais des trous noirs qui auraient une masse très faible, très inférieure à la masse de la Terre par exemple, commenceraient à rayonner non plus seulement des photons de plus en plus énergétiques, mais aussi toutes sortes de particules, et notamment des particules électriquement neutres comme les neutrinos, qui pourraient atteindre des énergies très élevées à la toute fin de l’évaporation de tels trous noirs. L’évaporation des trous noirs selon Hawking est un processus « explosif » (pour reprendre le terme de son article de 1974. En effet, plus le trou noir rayonne, plus il perd de la masse et rétrécit, plus il s’échauffe et donc plus il rayonne… L’effet est exponentiel.

Ce qu’on appelle les trous noirs primordiaux (PBH) sont des trous noirs hypothétiques qui sont des versions microscopiques des trous noirs astrophysiques (stellaires ou supermassifs). Selon la théorie, les PBH se seraient formés dans les premiers instants qui ont suivi le Big Bang, juste après l’inflation. Par ailleurs, certains physiciens pensent que les trous noirs primordiaux pourraient constituer la majeure partie, voire la totalité, de la matière noire présente aujourd'hui dans l'univers. Ce serait le cas si leur masse typique 𝑀, au sommet de la distribution de masse, se situait dans la fourchette entre 1017  g et 1023  g. Cette fourchette est appelée la « gamme de masse des astéroïdes », elle correspond à une fourchette de taille comprise entre la taille d’un noyau atomique et 0,1 µm.

On peut calculer la masse d’un PBH au moment de sa formation qui correspond à une durée de vie égale à l'âge actuel de l'Univers. Cela donne une masse limite 𝑀*≃5 1014  g. En d'autres termes, un PBH qui s'est formé avec M = 5 1014  g (500 millions de tonnes) serait en train de subir son processus d'évaporation final et exploserait aujourd'hui.

Alexandra Klipfel et David Kaiser (MIT) ont calculé que si les PBH constituaient la majeure partie de la matière noire de l'univers, alors une petite sous-population d'entre eux subirait aujourd'hui leur explosion finale dans toute notre galaxie.

Et il devrait y avoir une probabilité statistiquement significative qu'une telle explosion ait pu se produire relativement près de notre système solaire. L'explosion aurait libéré un flux de particules à haute énergie, notamment des neutrinos, dont l'un aurait pu avoir de bonnes chances d'atteindre un détecteur sur Terre, par exemple celui mesuré par KM3Net il y a quelques mois…

Si un tel scénario s'était effectivement produit, la détection du neutrino le plus énergétique de KM3Net représenterait la première observation du rayonnement de Hawking, qui a longtemps été supposé, mais qui n'a jamais été directement observé à partir d'un trou noir. De plus, cet événement indiquerait que les trous noirs primordiaux existent bel et bien et qu'ils constituent la majeure partie de la matière noire.

C’est en février 2025 que les chercheurs de la collaboration du Cubic Kilometer Neutrino Telescope, (KM3NeT), ont annoncé avoir détecté le neutrino le plus énergétique jamais enregistré à ce jour avec une énergie supérieure à 100 pétaélectronvolts et depuis, il n'y a pas vraiment eu de consensus sur l'origine de cette particules à ultra-haute énergie.

Des neutrinos d'énergie similaire, bien que moins élevée que celle observée par KM3NeT, ont également été détectés par l'observatoire IceCube, au pôle Sud. IceCube a détecté environ une demi-douzaine de neutrinos de ce type, dont l'énergie inhabituellement élevée reste également inexpliquée. Quelle que soit leur source, les observations d'IceCube permettent aux physiciens des astroparticules de calculer un taux plausible auquel les neutrinos à ces énergies frappent généralement la Terre. Si ce taux était est correct, il apparaît extrêmement improbable d'avoir observé le neutrino à très haute énergie détecté par KM3NeT. Les découvertes des deux détecteurs semblaient donc être « en tension ».

Klipfel et Kaiser qui travaillaient à l’origine sur un projet distinct concernant les trous noirs primordiaux, se sont demandés si un PBH aurait pu produire à la fois le neutrino de KM3NeT et la poignée de neutrinos de IceCube, dans des conditions où les PBH constituent la majeure partie de la matière noire de la galaxie.

Klipfel et Kaiser ont tout d’abord calculé le nombre et les énergies des particules qui seraient émises par un trou noir primordial en phase d’explosion, compte tenu de sa température et de sa masse en diminution. Ils estiment qu'au cours de sa dernière nanoseconde, une fois qu'un trou noir est plus petit qu'un atome, il devrait émettre une dernière bouffée de particules, comprenant environ 1020 neutrinos, avec des énergies d'environ 100 pétaélectronvolts (tiens, tiens… environ l'énergie du neutrino observé par KM3NeT ! ). Par exemple, pour produire une particule de 1 PeV, le trou noir doit avoir une masse de 4,8 107 g (48 tonnes) (il ne lui reste alors plus que 0,457 µs à vivre) et pour produire une particule de 60 PeV, sa masse doit être de 800 kg et il ne lui reste alors plus que 0,2 ns avant la fin définitive. La théorie stipule que la toute dernière particule émise par le trou noir avant de disparaître doit atteindre l’énergie de Planck, soit 1/√8πG  ce qui fait 2,43 1012 PeV.

Klipfel et Kaiser ont ensuite utilisé ce résultat pour calculer le nombre d'explosions de PBH qui devraient se produire dans une galaxie afin d'expliquer les résultats rapportés par IceCube. Ils trouvent que, dans notre région de la Voie lactée, environ 1 410 trous noirs primordiaux devraient exploser par parsec cube et par an.

La suite a consisté à calculer la distance à laquelle une telle explosion aurait pu se produire dans notre galaxie, pour qu'une poignée de neutrinos à haute énergie auraient pu atteindre la Terre et produire l'événement KM3NeT. Ils ont trouvé qu'un PBH aurait dû exploser relativement près de notre système solaire, à une distance environ 2 000 Unités Astronomiques de la Terre !

Les particules émises par une explosion aussi proche partent dans toutes les directions. Mais  Klipfel et Kaiser montrent qu'il existe une probabilité de 8 % qu'une explosion se produise suffisamment près du système solaire, une fois tous les 14 ans, pour que suffisamment de neutrinos à très haute énergie atteignent la Terre et expliquent les observations de IceCube et KM3Net.

8 % n'est pas très élevé, mais n’est pas très faible non plus…

Non seulement l'hypothèse selon laquelle ces événements de neutrinos à haute énergie proviennent chacun d'explosions de PBH réduit la tension entre les flux rapportés par IceCube et KM3NeT, mais elle permet également d'estimer ab initio le nombre attendu de tels événements. Si les PBH se sont formés par effondrement critique très tôt dans l'histoire cosmique, la population qui en résulte suivrait nécessairement une distribution de masse non triviale, comprenant une queue de loi de puissance pour les masses inférieures au pic de la distribution. Compte tenu des larges barres d'erreur sur le taux d'explosion isotrope des PBH déduit des données IceCube, les chercheurs trouvent des régions de l'espace des paramètres dans lesquelles une population de PBH inclurait une petite fraction de PBH qui subissent leur évaporation finale de Hawking et explosent aujourd'hui à un taux compatible avec le taux nécessaire pour expliquer tous les événements neutrinos signalés à ce jour avec 𝐸 > 1  PeV.

Cette estimation théorique est heureusement testable. Au moins trois données différentes pourraient tester ou contraindre le scénario. Premièrement, des événements supplémentaires de neutrinos à haute énergie provenant d'IceCube et/ou de KM3NeT réduiront les incertitudes sur les flux signalés et testeront davantage la compatibilité entre les taux d'explosion attendus des PBH et les flux de neutrinos observés. Deuxièmement, les détecteurs de rayons gamma à haute énergie à venir, tels que le Large High Altitude Air Shower Observatory (LHAASO), pourrait être sensibles à des taux d'explosion locaux de PBH aussi faibles que 1200 pc−3 an−1, comparables au taux déduit des données actuelles d'IceCube. Et troisièmement, d'autres sondes astrophysiques des PBH de la gamme de masse des astéroïdes, notamment les perturbations gravitationnelles et les rayons cosmiques, pourraient restreindre davantage l'espace des paramètres, modifiant ainsi les taux d'explosion de PBH attendus.

Et puis, avec davantage d'événements de détection de neutrinos avec une énergie 𝐸𝜈 ≥1  PeV, nous pourrons clarifier davantage si des taux d'événements plus élevés proviennent de la direction du centre galactique, là où la densité de matière noire est sensée être la plus élevée...

 

Source

Ultrahigh-Energy Neutrinos from Primordial Black Holes

Alexandra P. Klipfel and David I. Kaiser

Phys. Rev. Lett. 135, 121003 (18 September 2025)

https://doi.org/10.1103/vnm4-7wdc

 

Illustrations

1. Vue d'artistee d'un rayonnement de Hawking proche de la Terre (Toby Gleason-Kaiser)

2. Alexandra Klipfel


20/09/25

Une croix d'Einstein exceptionnelle révèle un halo massif de matière noire


Une équipe internationale d'astrophysiciens vient de publier la découverte d'une galaxie lointaine qui subit une lentille gravitationnelle par un groupe de galaxies en avant-plan. Cinq images de la galaxie lointaine HerS-3 sont observées sous la forme d'une croix d'Einstein quasi parfaite, avec la cinquième image au centre. C'est la première fois qu'une telle croix d'Einstein galactique est observée en ondes radio. La reconstruction de la lentille gravitationnelle met en évidence la présence d'un halo massif de matière noire dans le groupe de galaxies d'avant plan, sans lequel la lentille ne peut pas être reproduite. L'étude est publiée dans The Astrophysical Journal.

HerS-3 est une galaxie poussiéreuse à formation d'étoiles située à un redshift z = 3,0607 (soit 2,1 milliards d'années après le Big Bang). Pierre Cox (Institut d'Astrophysique de Paris) et ses collaborateurs ont utilisé les radiotélescopes NOEMA et ALMA  pour effectuer une spectroscopie détaillée à 1 mm et de l'imagerie sur les cinq images de HerS-. Ils résolvent les images individuelles et montrent que chacune des cinq images présente une série de raies moléculaires ayant des vitesses centrales similaires, confirmant sans ambiguïté leurs décalages vers le rouge identiques. Les cinq images  ont notamment été détectées avec NOEMA dans des raies d'émission 12CO et H2O, et des raies OH+ et OH + observées en absorption. Les images ont des larges séparations, s'étendant jusqu'à 7,5 secondes d'arc pour les images NE et SW, ce qui est inhabituellement grand par rapport aux autres croix d'Einstein connues. Le continuum de poussière à haute résolution angulaire mesuré avec ALMA à 1 mm de longueur d'onde révèle que chaque image est étendue dans la direction est-ouest avec des luminosités changeant d'une image à l'autre. Les données de NOEMA et ALMA ont par ailleurs été complétées par des données d'imagerie d'un autre radiotélescope, le VLA, pour tracer le continuum radio à 6 GHz.

Ensuite, les chercheurs ont utilisé le télescope spatial Hubble pour observer les galaxies qui forment la lentille responsable de cette croix d'Einstein. L'image révèle un groupe composé de quatre galaxies avec un décalage vers le rouge z ∼ 1,0 (une distance de 7,8 milliards d'années-lumière). Le groupe est en fait composé de trois systèmes massifs proches (d'une masse stellaire d'environ 100 milliards M ⊙, qui sont appelées G1, G2 et G3, et d'une quatrième galaxie plus éloignée, au sud-est de G1, nommée G4, et qui a une masse comparable à celle de G1.
La croix d'Einstein est centrée entre les trois galaxies proches du groupe. Ces galaxies lentille appartiennent à un groupe plus vaste, comprenant dix autres membres dans un rayon d'environ 500 kpc autour de G1.

En prenant uniquement en compte les quatre galaxies massives visibles G1–G4, proches de HerS-3 et situées au centre du groupe de galaxies, les modèles de lentilles que Cox et ses collaborateurs construisent ne peuvent pas reproduire les propriétés des cinq images de la croix d'Einstein observées sur l'image du continuum ALMA à haute résolution angulaire. Les chercheurs indiquent que les autres galaxies du groupe d'avant-plan, lointaines et beaucoup moins massives, sont peu susceptibles de contribuer significativement à la lentille de HerS-3. L'absence d'autres galaxies visibles au même décalage vers le rouge dans le champ proche autour du groupe lentille a alors conduit Cox et ses collègues à envisager la possibilité d'une composante massive supplémentaire qui pourrait être le halo de matière noire du groupe. 
Ce n'est qu'en ajoutant cette nouvelle composante massive invisible, centrée entre 25 et 60 kpc au sud-est de G1, que la reconstruction correspond parfaitement aux propriétés des cinq images, à savoir leur position, leur luminosité, leur étendue spatiale et leur orientation.

Pour modéliser le halo de matière noire, les astrophysiciens ont testé plusieurs variantes. Ils montrent que les modèles de lentilles adoptant une sphère isotherme à noyau ou bien un halo sphérique de type NFW pour le halo de matière noire donnent des résultats tout aussi bons pour la reconstruction de la source. Cependant, la structure interne du halo de matière noire ne peut malheureusement pas être contrainte par les données actuelles. En particulier, la distribution de la carte de densité de surface est différente pour chacun des profils du halo de matière noire. Par conséquent, la masse du halo peut avoir n'importe quelle valeur comprise entre 1600 et 10 000 milliards de masses solaires.  
Et le grossissement total de la lentille est compris entre μ  ∼ 17 et 19 (avec des incertitudes significatives) respectivement pour les profils NFW et halo à noyau, respectivement.

Outre l'étude de la lentille responsable du dédoublement de HerS-3 en une croix d'Einstein, les astrophysiciens ont pu étudier en détails (5 fois) cette galaxie distante. HerS-3 apparaît comme une galaxie à sursaut d'étoiles avec un disque en rotation fortement incliné, tracé par les raies du CO. Des raies d'absorption décalées vers le bleu de OH + sont détectées sur chaque image, révélant une forte activité d'écoulement avec du gaz expulsé à des vitesses d'au moins 350 km s −1 depuis sa région centrale. Le réservoir de gaz moléculaire de HerS-3 aurait une masse estimée à 69 milliards de masses solaires et des conditions de forte excitation avec une température cinétique T kin  ∼ 270 K, probablement dominées par des chocs selon les chercheurs. 

La remarquable configuration de lentille de HerS-3 et les résultats obtenus vont maintenant être une base pour étudier plus en profondeur les propriétés de ce système. Une résolution angulaire plus élevée et des observations plus profondes, avec ALMA dans le submillimétrique et le télescope spatial Webb dans le proche et le moyen infrarouge permettront d'explorer plus en détail la morphologie et la cinématique de HerS-3 jusqu'à des échelles spatiales inférieures à 100 pc dans le plan source, et d'obtenir des images dans le proche infrarouge jusqu'à trois ordres de grandeur meilleures que celles obtenues par Hubble du groupe de galaxies lentilles et de l'environnement du halo de matière noire.

Ces images pourraient révéler des composantes plus faibles du groupe de galaxies et des effets de lentilles supplémentaires. La perspective d'obtenir des données d'une telle qualité ouvre bien sûr la voie à de nouvelles améliorations du modèle de lentilles, notamment en testant l'effet attendu si le vent puissant de HerS-3 traverse deux caustiques de la lentille. Il sera aussi possible de mieux contraindre la distribution de masse du groupe de galaxies entourant HerS-3 et de comprendre son état évolutif, de dériver avec une plus grande précision les propriétés du halo de matière noire, telles que son profil et sa masse associée, de placer des limites strictes à toute émission stellaire associée et, éventuellement, de montrer des preuves de sous-structures.

Avec sa croix d'Einstein exceptionnelle comportant une cinquième image centrale, le système HerS-3 se révèle être un laboratoire astrophysique unique pour explorer à de petites échelles spatiales une galaxie poussiéreuse à sursauts d'étoiles et, surtout, pour étudier les caractéristiques de la lentille gravitationnelle et les propriétés du halo de matière noire massif associé.

Source

HerS-3: An Exceptional Einstein Cross Reveals a Massive Dark Matter Halo
P. Cox, et al.
The Astrophysical Journal, Volume 991, Number 1 (16 September 2025)


Illustrations

1. Image composite du système  HerS-3 et sa lentille (IAP)
2. Pierre Cox

13/09/25

Test concluant du théorème de l'aire des trous noirs de Hawking et de leur nature de Kerr


En 1971, Stephen Hawking avait publié un théorème intrigant, connu également sous le nom de deuxième loi de la mécanique des trous noirs : la surface totale d’un trou noir ne peut pas diminuer, mais seulement augmenter ou rester stable. Ainsi, si deux trous noirs fusionnent, le trou noir nouvellement formé aura nécessairement une surface plus grande (alors que sa masse sera plus petite que la somme des deux). Ce phénomène est connu sous le nom de théorème des aires de Hawking. Ce théorème vient d'être confirmé par l’analyse du signal gravitationnel provenant d’une fusion de trous noirs détectée en janvier dernier et qui fournit le signal le plus clair jamais observé par LIGO. L'article est publié dans Physical Review Letters.

Cette belle avancée coïncide avec le dixième anniversaire de la première détection d'une fusion de trous noirs par la collaboration LIGO. Par ailleurs, un deuxième article, soumis (mais non encore accepté), pose des limites théoriques à la troisième tonalité prédite, plus aiguë, qui pourrait se cacher dans le signal d'ondes gravitationnelles de l'événement.

La collaboration LIGO/Virgo/KAGRA (LVK) détecte les ondes gravitationnelles par interférométrie laser , utilisant des lasers de haute puissance pour mesurer les infimes variations de distance entre deux objets distants de plusieurs kilomètres. LIGO dispose de détecteurs à Hanford, dans l'État de Washington, et à Livingston, en Louisiane. Un troisième détecteur, Advanced Virgo, est entré en service en Italie en 2016. Au Japon, KAGRA est le premier détecteur d'ondes gravitationnelles d'Asie et le premier à être construit sous terre. La construction de LIGO-India a débuté en 2021, et les physiciens prévoient sa mise en service dans les années à venir.

Chaque instrument est si sensible qu'il capte également de faibles vibrations ambiantes, comme le grondement d'un train de marchandises ou les vibrations thermiques naturelles des détecteurs eux-mêmes. La collaboration LIGO met donc tout en œuvre pour protéger ses instruments et minimiser le bruit dans ses données. Le 14 septembre 2015, les deux détecteurs avaient capté des signaux à quelques millisecondes d'intervalle pour la toute première fois. La détection de ces signaux a été une prouesse remarquable, et personne n'a été surpris lorsque la première observation directe d'ondes gravitationnelles a remporté le prix Nobel de physique en 2017 .

Depuis, LVK a détecté quelques fusions d'étoiles à neutrons, dont GW170817 qui a inauguré l'ère de l'astronomie à multimessagers (ondes gravitationnelles + ondes électromagnétiques). La collaboration a également détecté des fusions asymétriques, où un trou noir est beaucoup plus massif que son partenaire, ainsi que des découvertes remettant en question le soi-disant « écart de masse » entre les trous noirs et les étoiles à neutrons. Cet été, la collaboration LIGO/Virgo/KAGRA a annoncé lors d'une conférence scientifique, la détection de la fusion la plus massive jamais observée entre deux trous noirs (baptisée GW231123), donnant naissance à un nouveau trou noir de 225 masses  solaires. L'article n'est pas encore publié mais devrait l'être bientôt.

Il faut dire que LIGO a été amélioré à plusieurs reprises depuis 2015, et est désormais près de quatre fois plus sensible que lors de l'enregistrement de cette première fusion de trous noirs. Cette sensibilité a permis à la collaboration d'enregistrer le signal d'onde gravitationnelle le plus propre à ce jour, en termes de rapport signal/bruit, baptisé GW250114. Cet événement était remarquablement similaire au premier de 2015, impliquant deux trous noirs d'environ 30 masses solaires dont la fusion a produit un signal tout aussi puissant et a donné naissance à un nouveau trou noir d'environ 63 masses solaires. Mais la différence de qualité des deux signaux a permis aux chercheurs de mieux isoler certaines fréquences ou tonalités du « ringdown », les vibrations du trou noir résultant juste après la fusion. Et ces données cruciales permettent de calculer les propriétés du nouveau trou noir et les comparer aux prédictions théoriques.

D’un point de vue théorique, on s’attend à ce que les trous noirs soient des objets remarquablement simples. Selon la théorie de la relativité générale d'Einstein et sous certaines hypothèses de régularité, les trous noirs stationnaires isolés peuvent être entièrement caractérisés par seulement trois paramètres : la masse, le spin et la charge électrique. Pour les trous noirs neutres, cela implique que la masse et le spin déterminent le système par la métrique de Kerr, la solution axisymétrique et neutre unique aux équations d'Einstein. Cette singularité est étroitement liée à des conjectures clés de la gravitation classique, notamment la faible censure cosmique et la stabilité des trous noirs en rotation, qui restent toutes deux non prouvées.

L'unicité et l'absence de caractéristiques implicites des trous noirs donnent lieu à des paradoxes dans le contexte de la mécanique quantique et de la thermodynamique. Les lois de la mécanique des trous noirs, que l'on soupçonnait à l'origine de ne rappeler que par coïncidence la mécanique statistique, établit les trous noirs comme de véritables systèmes thermodynamiques : le rôle de l'entropie est attribué à la zone de l'horizon des événements, tandis que les trous noirs rayonnent en raison d'effets quantiques comme un corps noir avec une température liée à leur gravité de surface. La thermodynamique des trous noirs joue un rôle clé dans la quête visant à réconcilier la gravité avec le reste de la physique, à travers des concepts tels que la perte d'information, la gravité holographique, ou l'interprétation microscopique de l'entropie du trous noirs.

Les trous noirs jouent un rôle central dans la phénoménologie et l'évolution de l'Univers, affichant des comportements riches et complexes, de l'échelle stellaire à l'échelle galactique. On s'attend à ce que les trous noirs ne soient pas significativement chargés, se conformant ainsi à la métrique de Kerr. Cependant, la mesure dans laquelle ils le font reste une question ouverte. Et heureusement, les ondes gravitationnelles peuvent éclairer cette hypothèse en sondant par l'observation la nature Kerr des trous noirs.

Bien que les coalescences de trous noirs présentent des champs gravitationnels parmi les plus puissants et les plus dynamiques, leurs états initial et final sont simples. Une coalescence débute par une longue spirale, au cours de laquelle deux trous noirs orbitent et se rapprochent l'un de l'autre, le système perdant de l'énergie et du moment cinétique sous l'effet du rayonnement gravitationnel. Après la fusion, le trou noir résiduel « sonne » alors qu'il s'installe dans un état Kerr quiescent. Dans ce contexte, supposer un trou noir de Kerr implique un spectre de résonance spécifique (fréquences et taux d'amortissement), qui est une fonction connue de la masse et du spin du trou noir. Parallèlement, la deuxième loi de la mécanique des trous noirs, également connue sous le nom de loi de l'aire de Hawking, exige une augmentation nette de l'aire totale de l'horizon des événements tout au long de la coalescence.

Le signal d'onde gravitationnelle GW250114 a été observé par les deux détecteurs LIGO avec un rapport signal/bruit de 80. L'analyse montre que les masses des deux trous noirs étaient presque égales : 𝑚1=33.6 (+1.2 −0.8⁢) 𝑀⊙ et 𝑚2=32.2 (+0.8−1.3⁢) 𝑀⊙, et avec de petits spins : 𝜒 ≤ 0.26, ainsi qu'une excentricité négligeable 𝑒⁢ ≤0.03. 

Les chercheurs de LVK montrent que les données post-fusion excluant la région de pic sont cohérentes avec le mode quadripolaire dominant(ℓ=|𝑚|=2) d'un trou noir de Kerr et sa première harmonique. Les chercheurs fournissent ainsi un test robuste de la nature de Kerr du trou noir résultant. 

Une série d'analyses confirme ensuite que la surface du trou noir résiduel est supérieure à la somme des surfaces initiales, Les données de GW250114 révèlent que les deux trous noirs initiaux avaient une aire totale d'environ 240 000 kilomètres carrés. Après la fusion, le nouveau trou noir mesurait environ 400 000 kilomètres carrés.

Même si cette affirmation est très simple – "les aires ne peuvent qu'augmenter" – elle a d'immenses implications. Stephen Hawking et Jacob Bekenstein ont notamment montré en 1974 que l'aire d'un trou noir est en fait proportionnelle à son entropie, qui doit également augmenter selon la deuxième loi de la thermodynamique. C'est un élément clé des tentatives actuelles de développement d'une théorie quantique de la gravité. 

Le signal d'ondes gravitationnelles GW250114 marque une étape importante dans l'histoire de la science des ondes gravitationnelles. Grâce à son rapport signal sur bruit élevé, GW250114 offre une vision extrêmement claire du processus hautement dynamique par lequel deux trous noirs fusionnent pour donner naissance à un trou noir résiduel. Les données de LIGO Hanford et LIGO Livingston sont donc compatibles avec les multiples modes quasinormaux d'un trou noir de Kerr et avec la loi des aires de Hawking.

Ces résultats suggèrent que les trous noirs astrophysiques sont effectivement des objets extrêmement simples, conformes à la relativité générale et à la description de Kerr. Le résidu de la fusion fortement perturbé se stabilise dans un état de repos à entropie plus élevée en quelques échelles de temps dynamiques. La prochaine décennie de l'astrophysique des ondes gravitationnelles promet d'enrichir encore notre compréhension des trous noirs.

Source

GW250114: Testing Hawking’s Area Law and the Kerr Nature of Black Holes

A. G. Abac et al.

Phys. Rev. Lett. 135 (10 September, 2025)

https://doi.org/10.1103/kw5g-d732


Illustrations

1. Le signal GW250114 enregistré par les deux détecteurs interférométriques de LIGO (Abac et al.)

2. Formule de l'aire d'un trou noir de Kerr (m est la masse et χ le spin.

04/09/25

Observation d'une étoile complètement dépouillée avant son explosion en supernova


La supernova 2021yfj a été repérée peu après l'explosion et a révélé quelque chose que les astrophysiciens n'avaient jamais vu auparavant : une couche riche en silicium et en soufre qui, selon les théories, entourerait le cœur des étoiles massives. L'étude de cette supernova fournit des informations sans précédent sur la formation des éléments lourds dans les étoiles et remet en question notre compréhension de la façon dont les étoiles perdent leurs couches externes dans leurs derniers instants. Elle est parue dans Nature.

Dans les régions centrales des étoiles, les pressions et les températures élevées fusionnent les éléments légers en éléments plus lourds. Ce processus commence par la fusion de l'hydrogène en hélium, suivie progressivement par la formation d'éléments plus lourds tels que l'oxygène, le carbone, le soufre, le silicium et le fer au cours des étapes suivantes de la vie de l'étoile. La fusion libère de l'énergie qui contrebalance les effets de la gravité, empêchant ainsi l'étoile de s'effondrer sur elle-même. La fusion d'éléments plus lourds que le carbone ne se produit quant à elle que dans les étoiles dont la masse est de plus de huit masses solaires. Ce processus crée une structure en couches, dans laquelle les éléments les plus légers se trouvent à l'extérieur et les éléments plus lourds vers le centre.

La création d'éléments plus lourds que le fer par fusion nucléaire nécessite plus d'énergie que celle libérée, ce qui signifie que le fer, qui est le produit de la fusion du silicium et du soufre, est l'élément le plus lourd qui se forme dans les étoiles (avant qu’elles n’explosent).

La théorie de l’effondrement gravitationnel est bien établie depuis des décennies, mais l'observation des couches prévues s'est avérée très difficile. Les étoiles sont opaques, ce qui empêche les astrophysiciens d'observer leur structure interne par spectroscopie et ainsi de déterminer la composition chimique. Et lorsqu'elle explose, la violence de la supernova mélange généralement les couches. Cela signifie que la plupart des observations spectroscopiques des supernovas sont dominées par l'hydrogène et l'hélium.

Avant d'exploser en supernova, certaines étoiles massives forment un type d'étoile appelé Wolf-Rayet, qui a perdu son hydrogène externe, exposant une couche d'hélium ou, plus rarement, une couche de carbone et d'oxygène. Les couches les plus internes, dans lesquelles sont forgés les éléments plus lourds essentiels à la formation des planètes rocheuses, sont toutefois restées cachées.

Steve Schulze (université de Stockholm) et ses collaborateurs ont découvert que la supernova 2021yfj est une exception. Le spectre lumineux de la supernova, observé avec le télescope Keck à Hawaï, est dominé par le silicium et le soufre qui se sont formés dans les profondeurs de l'étoile. La vitesse de ces éléments, qui peut être calculée à partir de leurs spectres, indique qu'ils ne faisaient pas partie de la supernova. Au contraire, cette couche située à l'extérieur du noyau de fer a été expulsée de l'étoile peu avant son explosion. Lorsque l'étoile a explosé en supernova, la matière de la supernova est entrée en collision avec la couche de silicium et de soufre expulsée. Et cette collision a chauffé la couche expulsée, la faisant briller. La composition de la couche incandescente a été révélée par une observation effectuée seulement 24 heures après la découverte de 2021yfj. Les modèles du spectre de la supernova indiquent également que la concentration en silicium et en soufre dans l'étoile était environ 100 fois plus élevée que dans le Soleil.

Schulze et ses collaborateurs ont en fait effectué la toute la première observation d'une étoile massive qui a été dépouillée de sa matière externe, exposant ainsi une couche qui était jusqu'alors invisible.

Cette découverte est étonnante pour plusieurs raisons. Premièrement, elle confirme que les étoiles ont la structure en couches théoriquement prévue jusqu'à leurs couches riches en silicium et en soufre. Deuxièmement, elle révèle directement où ces éléments sont fabriqués dans les étoiles massives. Troisièmement, et c'est une vraie découverte, elle montre que certains processus peuvent dépouiller une étoile massive de presque toutes ses couches externes juste avant qu'elle n'explose.

Ce dernier point pose un défi particulier à la théorie actuelle. Les étoiles perdent de la masse tout au long de leur vie par le biais des vents stellaires, qui sont des flux de particules s'échappant de leur surface. Mais les modèles conventionnels ne permettent pas d'expliquer facilement comment une étoile peut perdre autant de matière, et si rapidement, pour que sa couche riche en silicium se retrouve ainsi exposée. Les auteurs estiment qu'une masse environ trois fois supérieure à celle du Soleil aurait dû être expulsée pour créer la coquille observée. Cela suggère donc que certaines étoiles subissent des épisodes de perte de masse extrême au cours de leurs dernières années ou décennies, par le biais de mécanismes qu’on ne comprend pas encore.

Il existe plusieurs explications possibles. Les étoiles peuvent subir de violentes pulsations vers la fin de leur vie, ce qui aurait pu éjecter les couches externes de 2021ysj. Alternativement, si l'étoile avait fait partie d'un système binaire, les interactions gravitationnelles auraient pu arracher la matière externe.

Cette découverte offre une fenêtre sans précédent sur les noyaux stellaires. Bien que la couche expulsée soit principalement composée de silicium et de soufre, les chercheurs ont également trouvé des traces de petites quantités d'hélium. Et ça c’est encore plus déroutant, car les modèles théoriques ne prédisent pas que ces éléments devraient coexister dans la même couche stellaire. Cela pourrait indiquer qu'un certain mélange s'est produit.

Une chose est sûre, c'est que de tels événements sont rares. Les auteurs estiment qu'au maximum, une supernova qui ressemble à SN 2021yfj sur le plan spectroscopique doit se produire une fois pour mille supernovas dont les couches externes sont dépourvues d'hydrogène ou d'hydrogène et d'hélium. Il devrait donc être difficile d'observer de tels événements à l'avenir.

La découverte de la supernova 2021yfj avec des observations au bon moment ont permis de confirmer des prédictions vieilles de plusieurs décennies, mais ont simultanément relevé un processus mystérieux entourant la fin de vie des étoiles massives.

 

Source

Extremely stripped supernova reveals a silicon and sulfur formation site

Steve Schulze et al.

Nature volume 644, pages634–639 (20 August 2025)

https://doi.org/10.1038/s41586-025-09375-3


Illustrations

1. Vue d'artiste de l'explosion de SN2021yfj (Nature)
2. Spectre mesuré montrant les raies du soufre et du silicium ionisés (Schulze et al)
Steve Schulze