30/10/18

Vers une violation de la symétrie CP dans les neutrinos


Les données de l'expérience T2K au Japon s'accumulent lentement année après année. Les résultats de cette année viennent d'être publiés, bien qu'encore intermédiaires, ils s'orientent doucement vers un résultat fondamental : la brisure de la symétrie CP dans les neutrinos, en d'autres termes : les neutrinos et les antineutrinos ne se comporteraient pas de la même façon...




La symétrie CP (Charge-Parité) stipule que les lois de la physique sont les mêmes pour une particule donnée et son antiparticule inversée dans un miroir. La plupart des particules respectent cette symétrie fondamentale, sauf les quarks, qui la violent mais pas suffisamment pour pouvoir expliquer la domination de la matière sur l'antimatière dans l'Univers, alors que les deux ont dû être produites en quantités égales dans l'Univers primordial et auraient dû s'annihiler entièrement pour ne laisser plus que des photons.  Si une violation de la symétrie CP pouvait être observée dans les neutrinos, ce serait une découverte fantastique qui pourrait permettre de résoudre cette énigme de l'absence globale d'antimatière aujourd'hui. Car une des réponses possibles à cette énigme de l'asymétrie matière-antimatière est que des particules supermassives auraient pu se désintégrer dans l'Univers primordial de manière asymétrique pour donner des particules de matière et leurs antiparticules. Les particules auraient alors été plus nombreuses que les antiparticules ce qui, après annihilation de la totalité des couples particules-antiparticules, aurait laissé une certaine quantité de particules qui ont persisté depuis. Or les physiciens ont élaboré des théories évoquant ce type de particules supermassives dans l'Univers très jeune et très chaud, et qui ne seraient rien d'autre que des neutrinos massifs. Donc, si les neutrinos et antineutrinos d'aujourd'hui (qui eux possèdent une toute petite masse) ont un comportement asymétrique, cela indiquerait que leurs cousins supermassifs théoriques se désintégreraient également de façon asymétrique pour produire particules et antiparticules...



Comme on le sait, les neutrinos existent sous forme de trois saveurs : électronique, muonique et tauique, et ils oscillent d'une saveur à l'autre au cours de leur existence (de leur trajets). Si les neutrinos respectent totalement la symétrie Charge-Parité, les antineutrinos devraient osciller exactement de la même manière que leur antiparticule entre les différentes saveurs. C'est ce phénomène que tente d'observer l'expérience T2K (Tokaï To Kamioka) en créant un faisceau de neutrinos et d'antineutrinos muoniques à partir de l'accélérateur de protons J-PARC (Japan Proton Accelerator Research Complex) et en détectant des neutrinos et antineutrinos électroniques (donc après oscillation) 295 km plus loin dans le détecteur géant Super-Kamiokande.

Entre janvier 2010 et mai 2017, les chercheurs ont lancé en tout 2,2 1021 protons de 30 GeV sur leur cible de graphite pour produire un faisceau soit de neutrinos µ soit d'antineutrinos µ via la production de pions 𝛑+ et 𝛑-  puis de muons. Ce chiffre avait ensuite atteint le record de 3,16 1021 à la fin du run 9 de T2K (run 2017-2018 terminé en mai 2018).
Les derniers résultats en date viennent donc d'être publiés dans Physical Review Letters par l'équipe internationale composée de plusieurs centaines de physiciens, ingénieurs et techniciens de 12 pays et 67 institutions. Ils montrent qu'entre 2010 et 2017, SuperKamiokande a détecté 89 neutrinos électroniques et 7 antineutrinos électroniques en provenance de Tokaï. Or, d'après le modèle théorique, si les neutrinos ne violent pas la symétrie CP, le nombre de neutrinos et antineutrinos électroniques qui auraient du être détectés compte tenu de l'intensité des faisceaux produits aurait dû être de 68 et 9 respectivement (la différence entre neutrinos et antineutrinos attendus provient du fait que les antineutrinos sont plus difficiles à produire et à détecter).

Il y a donc un excès observé de 30,9% de neutrinos et un déficit de 22,2% d'antineutrinos électroniques par rapport au cas où la symétrie CP serait respectée. Cet écart important indique une violation de la symétrie CP avec un intervalle de confiance statistique de 95% (2 sigmas, soit une probabilité d'erreur de 5%). Les résultats de T2K de l'année dernière avaient fourni un résultat similaire, mais avec un niveau de confiance de 90% seulement. On voit donc que l'apport de nouvelles données va dans le même sens (le bon sens) et ne fait pas décroître le niveau de confiance, bien au contraire.
Evidemment, il faut encore rester prudent, car pour clamer une découverte dans une science travaillant sur un très faible nombre d'événements comme en physique des particules, un niveau de confiance statistique de 5 sigmas est requis (soit une probabilité d'erreur inférieure à 0,00006 % ou si on préfère, un niveau de confiance de 99,99994 %). Mais l'espoir grandit d'année en année.

T2K va poursuivre ses expériences pour encore 5 ans, ce qui devrait permettre de multiplier par 2,5 leur nombre de détections de neutrinos et antineutrinos, de quoi augmenter la confiance dans la découverte tant attendue.


Source

Search for CP Violation in Neutrino and Antineutrino Oscillations by the T2K Experiment with  2.2 ×1021 Protons on Target
K. Abe et al. (T2K Collaboration)
Phys. Rev. Lett. 121, 171802 (24 October 2018)
https://doi.org/10.1103/PhysRevLett.121.171802


Illustrations

1) Schéma du parcours du faisceau de neutrinos à travers le Japon (T2K Collaboration)

2) Schéma de la production de neutrinos à partir du faisceau de protons de J-PARC (T2K Collaboration)

3) Méthodes de détection des neutrinos électroniques et muoniques dans le détecteur Cherenkov de SuperKamoikande (T2K Collaboration)

2 commentaires :

Unknown a dit…

Bonjour,

Comment concilie-t-on l'oscillation des neutrinos avec leur masse respective ?
Que devient la masse du neutrino tauique lors qu'il oscille en neutrino muonique, voire électronique ?
Et inversement où le neutrino électronique acquiert-il ce surplus de masse pour osciller vers le neutrino électronique ?

Bravo pour la qualité de vos articles !

Dr Eric Simon a dit…

Merci. Ce qu'il faut savoir, c'est que le neutrino n'est pas une particule comme les autres, ce qui rend l'oscillation possible : un neutrino est une particule qui existe sous trois états de saveurs et trois états de masse, mais qui ne coïncident pas. Un neutrino est ainsi une superposition de trois états de masse différents (mais de masses très petites et très proches), c’est une combinaison linéaire de ces trois états. Lorsque le neutrino se meut, la phase entre les états de masse change, ce qui induit un changement de saveur. Pour un peu plus de détails sur comment ça marche, je vous renvoie vers un billet que j'avais écrit en 2015 sur le sujet, et que j'avais intitulé "C'est quoi l'oscillation des neutrinos ?", vous y trouverez quelques réponses et sans doute de quoi chercher à approfondir la question: http://www.ca-se-passe-la-haut.fr/2015/10/cest-quoi-loscillation-des-neutrinos.html