06/11/18

L'intérieur de la Terre scanné avec des neutrinos


Des mesures totalement inédites des caractéristiques physiques de notre planète telles que la masse de son manteau et de son noyau, ainsi que son moment d'inertie, viennent d'être effectuées sans aucune mesure gravitationnelle ou sismique : uniquement par la mesure de l'atténuation de neutrinos,  donc via l'interaction nucléaire faible, une première...





C'est bien sûr avec le détecteur géant de neutrinos IceCube que cette mesure a pu être effectuée. Parmi les nombreux neutrinos que détecte IceCube, il y a des neutrinos énergétiques qui sont des sous produits de réactions de rayons cosmiques dans la haute atmosphère. Ces rayons cosmiques primaires (surtout des protons), produisent ainsi un flux de neutrinos dans toutes les directions qui peuvent avoir une énergie supérieure à 1 TeV. Or la Terre n'est pas complètement transparente pour des neutrinos à ces énergies. Plus ils sont énergétiques, plus ils interagissent avec les noyaux atomiques, d'après le modèle standard. Et l'absorption de ces neutrinos dépend non seulement de leur énergie mais aussi de la distance qu'ils traversent dans la croûte terrestre. Il est donc théoriquement possible de produire une sorte de cartographie des couches internes de la Terre en observant comment se distribuent les neutrinos dans le détecteur IceCube situé au pôle Sud.
Les physiciens espagnols Andrea Donini, Sergio Palomares-Ruiz & Jordi Salvado (Université de Valencia) ont exploité près d'un an de données de neutrinos muoniques détectés par IceCube. La masse de la Terre qu'ils dérivent de leurs mesures d'atténuation de neutrinos sont entachées d'incertitudes importantes mais est en très bon accord avec la valeur la plus précise déterminée à ce jour (par des effets gravitationnels) : Mν⊕=(6.0+1.6−1.3)×1024  kg contre Mgrav⊕=(5.9722±0.0006)×1024 kg.
Les physiciens parviennent aussi à mesurer la masse du noyau terrestre, un paramètre qui pourra être très utile en entrée pour des mesures géophysiques du profil de densité de la Terre : Mνcore =(2.72+0.97−0.89) ×1024 kg. Cette valeur apparaît un peu plus élevée que ce que donnent les modèles de densité géophysique classiques, plutôt 2 ×1024 kg...

Concernant le moment d'inertie de notre planète, la valeur déduite de l'atténuation des neutrinos est là encore cohérente avec les valeurs obtenues par des méthodes gravitationnelles, mais avec des incertitudes sans commune mesure :  Iν⊕=(6.9±2.4)×1037 kg.m2  contre Igrav⊕=(8.01736±0.00097)×1037 kg.m.Une autre information qui peut être extraite des données concerne la différence de densité entre le manteau et le noyau terrestres. Donini et ses collègues montrent clairement l'existence d'une forte inhomogénéité entre ces deux régions internes. La différence de densité moyenne qu'ils trouvent vaut (ρνcore−ρνmantle)=13.1+5.8−6.3 g.cm−3.
L'étude démontre ainsi la faisabilité d'une exploration de la structure interne de notre planète d'une manière complémentaire (car très différente) des méthodes géophysiques traditionnelles.  Elle reste néanmoins encore loin des méthodes gravitationnelles pour ce qui est de la précision des mesures, mais ce n'est qu'un manque de statistique (donc de temps ou de volume de détection). Dans leur conclusion, Andrea Donini et ses collègues pointent un fait intéressant : le fait que cette mesure de masse inédite qui exploite des effets non-gravitationnels, pourrait permettre de sonder si toute la matière qui contribue au champ gravitationnel de la Terre est bien de la matière baryonique (protons, neutrons, électrons), ou bien si une fraction serait différente, de la matière noire par exemple, qui n'atténuerait pas le flux de neutrinos comme les nucléons. D'après les chercheurs, les données qu'ils ont exploitées ne permettent pas d'exclure ce scénario...


Source

Neutrino tomography of Earth
Andrea Donini, Sergio Palomares-Ruiz & Jordi Salvado 
Nature Physics en ligne (5 november 2018)
https://doi.org/10.1038/s41567-018-0319-1



Illustration



Evolution du nombre de neutrinos détectés en fonction du cosinus de l'angle d'arrivée dans le détecteur IceCube (Donini et al./Nature Physics)

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