Une équipe d’astrophysiciens européens et japonais vient de publier des résultats d’observation d’un quasar très anormal : situé à seulement 1,6 milliards d’années après le Big Bang, le trou noir supermassif qui l’anime a déjà une masse de 25 milliards de masses solaires tandis que sa galaxie hôte possède très peu de gaz et très peu d’étoiles : 16 fois moins qu’attendu pour une telle masse. Une étude parue dans The Astrophysical Journal.
Ce n’est pas la première fois que l’on trouve un trou noir supermassif (ou plutôt ultramassif) très tôt dans l’histoire cosmique, on se souvient du cas assez dingue de J0100+2802 mis en évidence en 2015 avec ces 12 milliards de masses solaires seulement 800 millions d’années après le Big Bang. Celui d’aujourd’hui est appelé J1639+2824. Son redshift vaut 3.84, ce qui implique que sa lumière a voyagé pendant 12,2 milliards d’années avant d’arriver dans nos télescopes et radiotélescopes. Car les astrophysiciens menés par Malte Schramm (Observatoire Astronomique National du Japon à Mitaka, Tokyo) ont exploité d’un côté le télescope japonais Subaru à Hawaï, muni d’une optique adaptative (dans l’infra-rouge proche), et de l’autre le réseau de de radiotélescopes ALMA au Chili (dans l’infra-rouge lointain) pour étudier la distribution du gaz et des étoiles dans ce quasar étonnant.
La masse du trou noir à l’origine de la forte émission du quasar est donc estimée par les chercheurs à 25 milliards de masses solaires. Or, il existe une relation empirique entre la masse d’un trou noir galactique et la masse de sa galaxie hôte, une relation construite à partir de galaxies « locales ». Mais en appliquant cette relation, les astronomes montrent qu’on devrait trouver une masse stellaire supérieure à 1000 milliards de masses solaires dans J1639+2824. Et le télescope Subaru ne parvient pas à détecter la lumière des étoiles de cette galaxie très active, ce qui fournit une limite supérieure pour la masse d’étoiles présentes : elle serait inférieure à 63 milliards de masses solaires, soit 16 fois moins que ce que prédit la relation théorique.
Les observations de l’émission du CO par ALMA a permis aux chercheurs d’estimer en outre quelle est la masse d’hydrogène moléculaire présente. Ils trouvent une valeur de 4,5 milliards de masses solaires, presque ridicule… Ils en déduisent également la masse dynamique dans un rayon de 450 parsecs autour du trou noir (1500 années-lumière), qui donne 40 milliards de masses solaires. Cela indique que le trou noir à lui seul fait 60% de la masse dynamique… Ces données sur la masse de gaz moléculaire et la masse dynamique obtenues avec ALMA permettent aussi à Schramm et ses collaborateurs d’en déduire la masse en étoiles : le résultat est cohérent mais encore plus contraignant que celui obtenu avec Subaru : la masse en étoiles serait inférieure à 15 milliards de masses solaires.
Résumons : nous avons un quasar situé très tôt dans l’histoire de l’Univers, 1,6 milliards d’années après le Big Bang, dont le trou noir fait 25 milliards de masses solaires (sachant que les premières étoiles et galaxies apparaissent environ 500 millions d’années après la singularité initiale). En appliquant la relation liant la masse du trou noir et la masse de sa galaxie, on s’attendrait à voir de grandes quantités d’étoiles. Mais elles sont quasi absentes, la masse du trou noir est supérieure à la masse totale des étoiles, et qui plus est, il y a également un fort déficit en gaz moléculaire qui est la matière première des étoiles… du jamais vu.
Le trou noir ultramassif de J1639+2824 possède le plus gros déficit en étoiles et en gaz dans sa galaxie hôte. Et les chercheurs ne comprennent pas bien comment a pu se former un trou noir aussi imposant associé à un environnement aussi « pauvre ». Ils pensent qu’il a dû passer par une phase d’accrétion extrême dans son passé, ce qu’on appelle une accrétion de type « super-Eddington ». C’est la seule explication possible que Schramm et ses collaborateurs proposent pour la formation de ce Gargantua. Une très grande quantité de gaz aurait été absorbée très tôt et très rapidement par le trou noir avec une très grande efficacité, à partir d’une graine de trou noir déjà très massive, lui faisant gagner des milliards de masses solaires très vite. Et l’énorme activité rayonnante concomitante à l’accrétion de matière aurait produit une forte rétroaction qui aurait eu pour effet de « souffler » une grande partie du gaz moléculaire qui aurait dû normalement former des étoiles…
Reste alors le devenir d’une telle galaxie, si on peut toujours l’appeler comme ça. Etant donné que le trou noir est actif, il accrète toujours du gaz. De nouvelles étoiles auront donc toujours autant de mal à s’y former dans le futur. Il est donc probable qu’une telle galaxie conservera plus ou moins son ratio masse de trou noir/masse galactique. Mais alors comment se fait-il qu’on n’observe pas de tels ratios dans les galaxies proches (locales) ? Comment un tel objet a-t-il évolué jusqu’à aujourd’hui ? Probablement en fusionnant à un moment donné avec une « vraie » galaxie pleine d’étoiles et de gaz…
Source
A Catastrophic Failure to Build a Massive Galaxy around a Supermassive Black Hole at z = 3.84
M. Schramm, W. Rujopakarn, J. D. Silverman, T. Nagao, A. Schulze, M. Akiyama, H. Ikeda, K. Ohta, and J. Kotilainen
The Astrophysical Journal, Volume 881, Number 2 (22 august 2019)
Illustrations
1) Image de l'émission du CO de J1639+2824 par ALMA, le noyau actif est figuré par la croix (Schramm et al.)
2) Graphe de la masse du trou noir en fonction de la masse dynamique de la galaxie hôte pour une population de quasars lointains (échelle logarithmique). J1639+2824 est représenté par les deux carrés rouge (selon que l'on prend la masse stellaire ou la masse dynamique mesurée) (Schramm et al.)
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