samedi 14 septembre 2019

Un été torride pour la cosmologie



Le problème de la constante de Hubble-Lemaître, le taux d'expansion actuel de l'Univers,  a été exacerbé cet été, et est toujours aussi inextricable, sinon plus qu'avant. Deux nouvelles mesures ont été publiées en juillet, la première avec une méthode déjà connue par la collaboration H0liCOW, qui est venue renforcer les résultats de la collaboration SH0ES (qui trouve une valeur proche de 74 km.s−1.Mpc−1.) mais quelques jours plus tard, une équipe utilisant une toute nouvelle méthode, très différente (et très précise), est elle, arrivée à une valeur plus proche de celle déduite du fond diffus cosmologique par Planck (67,3), avec 69,8 km.s−1.Mpc−1... Et comme l'été n'est pas encore fini, aujourd'hui même, des observations effectuées avec une méthode encore plus innovante, publiées dans Science, viennent à nouveau jeter le trouble en trouvant cette fois une valeur encore plus élevée que celle de SH0ES avec 82,4 km.s−1.Mpc−1...


La mesure du taux d'expansion de l'Univers revient à une mesure de distance. H0 est simplement le rapport de la vitesse de récession (obtenue via le décalage spectral, le redshift) par la distance mesurée. Mais pour connaître la distance d'objets, il faut nécessairement disposer de "chandelles standard" (des objets de luminosité intrinsèque connue) ou bien des "mètres étalons" (des objets de dimension connue). Les méthodes développées reposent le plus souvent sur l'utilisation de plusieurs chandelles standards successives comme les Céphéides et les supernovas de type Ia.
Rappelons que SH0ES est le programme d'observations le plus performant actuel dans la mesure de la constante H0 grâce à des supernovas Ia qui sont calibrées avec des étoiles Céphéides, donc dans l'Univers "ancien" (ou proche). Il exploite le télescope spatial bien nommé Hubble. Leur valeur la plus précise à ce jour, après avoir finement mesuré des distances de Céphéides et des supernovas Ia, vaut 74,03 ± 1,42 km.s−1.Mpc−1.
A contrario, la valeur de H0 qui est déduite à partir des fluctuations du fond diffus cosmologique observées par le télescope Planck et en appliquant le modèle cosmologique standard, est donc obtenue à partir de l'Univers jeune; elle vaut 67,27 ± 0,6 km.s−1.Mpc−1.
Par ailleurs, d'autres mesures utilisant d'autres indicateurs (de type "mètres étalons"), ce qu'on appelle les oscillations acoustiques baryoniques (BAO), qui sont des traces dans la distribution des galaxies des caractéristiques du plasma primordial qui préexistait au fond diffus cosmologique, donc toujours liées à l'Univers jeune, conduisent elles aussi à une valeur de H0 proche de 68 km.s−1.Mpc−1.
Les valeurs de SH0ES et celles de l'Univers jeune sont suffisamment différentes entre elles, et précises l'une comme l'autre, pour être irréconciliables.

H0LICOW exploite quant à elle une méthode totalement indépendante des supernovae, mais toujours dans l'Univers actuel. Elle utilise l'observation de délais temporels sur des images de quasars qui sont dédoublés par lentilles gravitationnelles. Le délai temporel est inversement proportionnel à H0. La technique requiert juste de très bien modéliser la masse de la galaxie lentille. Leurs nouveaux résultats ont été publiés le 4 juillet dernier avec trois lentilles gravitationnelles de quasars, et les astrophysiciens trouvent une valeur combinée de H0=76,8±2.6 km.s−1.Mpc−1. Ce résultat est donc venu renforcer le résultat de l'équipe de SH0ES menée par le prix Nobel Adam Riess. A tel point que la signifiance statistique de l'écart entre les mesures de H0 dans l'Univers jeune d'un côté et celles de l'Univers actuel de l'autre, a alors dépassé le seuil fatidique des 5 sigmas (elle tait auparavant de 4,4 σ), ce qui montre la réalité de cette tension, qui ne peut plus être due à des fluctuations statistiques (1 chance sur 3,5 millions!). On serait donc en droit de parler de découverte majeure.



Les astrophysiciens et cosmologistes sont donc entrés en ébullition et une conférence a été organisée du 15 au 17 juillet dernier au Kavli Institute for Theoretical Physics à Santa Barbara en Californie, une conférence intitulée 'Tensions Between the Early and the Late Universe', pour discuter de toutes ces observations irréconciliables et des possibles erreurs systématiques qui pourraient exister pour les unes et les autres, ainsi que pour parler d'une nouvelle physique qui pourrait expliquer ces différences...
Et puis en plein milieu de la conférence, le 16 juillet, arrive Wendy Freedman de l'Université de Chicago, qui vient présenter de tous nouveaux résultats obtenus grâce à l'étude de nouvelles chandelles standards qui viennent remplacer les Céphéides pour calibrer les supernovas dans l'Univers proche. Valeur obtenue : 69,8  km.s−1.Mpc−1. Douche froide pour Adam Riess et ses collaborateurs, la signifiance statistique repasse en dessous de la barre des 5 sigmas...
La nouvelle méthode de mesure de distance qui a été développée par Wendy Freedman et son équipe repose sur la population d'étoiles spécifique que sont les géantes rouges. C'est le stade par lequel passera le Soleil dans 5 milliards d'années environ, lorsqu'il gonflera en commençant à consommer son hélium n'ayant plus d'hydrogène à fusionner dans son coeur. Mais ces étoiles passent par une phase qui culmine dans ce qui est appelé un "flash d'hélium", un pic de luminosité produit par une poussée de combustion d'hélium, suivi par une quasi extinction. Or les modèles d'étoile prédisent très bien à quelles température et pression le flash d'hélium a lieu. Les chercheurs peuvent donc calculer l'intensité du pic de luminosité qui est attendu pour une géante rouge donnée. Ensuite, connaissant la luminosité intrinsèque, il ne suffit plus que de mesurer la luminosité observée de ce "flash d'hélium" pour en déduire quelle est la distance précise de l'étoile. Freedman et ses collègues ont étudié ainsi de nombreuses géantes rouges réparties dans les halos stellaires de 18 grandes galaxies. Ils ont alors pu calibrer des supernovas qui avaient été observées dans ces mêmes galaxies, à partir des distances mesurées, puis en tirer une valeur de H0 en faisant le ratio entre le décalage vers le rouge (redshift) de la galxie hôte de la supernova et la distance mesurée après calibration.

La valeur de H0 qu'ils obtiennent se trouve presqu'au milieu des deux familles de valeurs mais plus proche de celle de Planck, et avec des incertitudes statistiques et systématiques très faibles : 69,8 ± 0,8 (stat) ± 1,7 (syst) km.s−1.Mpc−1.
Les géantes rouges utilisées en tant que chandelles standard ont un avantage sur les Céphéides de SH0ES du fait qu'elles se trouvent dans des zones galactiques beaucoup moins peuplées (le halo galactique) et leur lumière subit donc beaucoup moins les effets d'absorption par la poussière interstellaire (les Céphéides, elles, se trouvent principalement dans le disque des galaxies où les étoiles naissent). La luminosité du flash d'hélium des géantes rouges est donc observée avec une plus grande précision.
Mais d'après Riess qui était bien sûr présent à la conférence, il se peut que la valeur obtenue par Friedman et son équipe soit biaisée par une mauvaise calibration au départ de géantes rouges observées par les astrophysiciens dans le Grand Nuage de Magellan, qui justement pourrait montrer des quantités de poussière mal prises en compte. Cela pourrait induire une sous-estimation des distances et donc de la valeur de H0...
Adam Riess garde donc l'espoir de revenir à une signifiance statistique supérieure à 5 sigmas. Il a raison car l'enjeu est considérable. Si la tension s'avère réelle et pas dûe à des erreurs systématiques comme cette histoire de poussière, cela veut dire que le modèle cosmologique standard, LambdaCDM, est a minima incomplet. Le problème est qu'aujourd'hui, le modèle standard a déjà fait de très nombreuses prédictions qui se sont avérées correctes. Jusqu'à maintenant, toutes les modifications du modèle qui permettraient de résoudre la tension entre les valeurs de H0, ont des défauts en faisant dérailler des prédictions de phénomènes pourtant observés.

Le seul moyen d'avancer est d'effectuer toujours plus d'observations et d'innover dans les méthodes de détermination de la constante de Hubble-Lemaître, pour obtenir des valeurs les plus indépendantes possibles.
Et justement, voilà qu'arrive aujourd'hui cet article, publié dans Science, qui offre une toute nouvelle technique pour mesurer la distance d'une galaxie qui contiendrait des supernovas, pour pouvoir les calibrer sans avoir recours ni aux Céphéides ni aux géantes rouges. Le principe est très subtil : il s'agit de mesurer à distance le diamètre d'une galaxie, puis de le comparer avec l'ouverture angulaire avec laquelle est vue cette même galaxie, ce qui donne immédiatement sa distance. La subtilité vient de la façon de mesurer le diamètre de la galaxie. Les astrophysiciens exploitent le fait que les galaxies en question (ils en ont exploité deux, pas n'importe lesquelles), font un effet de lentille gravitationnelle (encore!) sur un quasar éloigné, avec des images démultipliées. 
La reconstruction précise de la masse de la galaxie-lentille et de son potentiel gravitationnel grâce à la structure temporelle des images fantômes des quasars lointains et à la mesure précise des vitesse de rotation des étoiles dans la galaxie lentille, associée à la détermination des caractéristiques des trajectoires de la lumière des quasars démultipliés, permet à Inh Jee (Max-Planck-Institut für Astrophysik) et ses collaborateurs de déterminer exactement quel est le diamètre de la galaxie-lentille.
Une fois connue la distance des deux galaxies lentilles, qui avaient été sélectionnées au départ parce qu'elles avaient montré chacune au moins une supernova Ia, les chercheurs ont alors appliqué ce calibrage en distance sur 740 supernovas de type Ia dont la distance était précédemment connue de manière relative, pour déterminer leur distance absolue...
Allons tout de suite au résultat que Jee et ses collaborateurs obtiennent avec cette méthode concernant H0 : 82,4 ± 8,4 km.s−1.Mpc−1... Certes l'incertitude est encore élevée mais la valeur est clairement plutôt en accord avec celles de SH0ES et de H0LICOW et pas avec celle de Freedman et encore moins avec celle de Planck et de l'Univers jeune. La signifiance statistique remonte malgré l'incertitude assez grande de cette nouvelle valeur.

Nous en sommes là à l'issue d'un été torride pour la cosmologie. La guerre de tranchée entre les deux Univers, le jeune et l'actuel reste sans solution pour la constante H0. Le milieu bouillonne et produit des innovations observationnelles toujours plus élaborées pour tenter de prouver la réalité. Un été torride et enthousiasmant.


Sources

A SHARP view of H0LiCOW: H0 from three time-delay gravitational lens systems with adaptive optics imaging
Geoff C.-F. Chen et al.
accepté pour publication dans les Monthly Notices of the Royal Astronomical Society

The Carnegie-Chicago Hubble Program. VIII. An Independent Determination of the Hubble Constant Based on the Tip of the Red Giant Branch

Wendy L. Freedman et al.
Accepté pour publication dans The Astrophysical Journal 

A measurement of the Hubble constant from angular diameter distances to two gravitational lenses
Inh Jee et al.
Science  Vol. 365, Issue 6458, (13 Sep 2019)
http://doi.org/10.1126/science.aat7371


Illustrations

1) Images de galaxies B1608+656, RXJ1131–1231 utilisées par Inh Jee et al. (Science)

2) Les trois phénomènes de lentilles gravitationnelles observés par la collaboration H0LICOW et publiés en juillet pour leur détermination indépendante de H0 (Chen el al.)

3) Exemple de géantes rouges ici observées dans l'amas globulaire M79 avec le télescope spatial Hubble  (NASA, ESA, STScI, F. Ferraro Université de Bologne et S. Djorgovski California Institute of Technology)

4) Schéma du principe de mesure du diamètre d'une galaxie lentille (Science)

4 commentaires :

olivdeso a dit…

Merci pour cet article.

Cecit dit je ne comprends pas trop ce débat "inextricable" : la constante n'est simplement pas constante et plus on mesure loin plus elle est faible
comparer le fond diffus a d'autre méthodes qui mesurent 10x plus près à peu de chances de donner la même chose...il me semble.

Dr Eric Simon a dit…

Vous n'avez pas bien compris ce qu'est H0. On ne mesure pas la valeur que prend H0 à differents moments de l'histoire cosmique, ce qu'on appelle H0 c'est la valeur de H(z) à z=0 c est a dire sa valeur ici est maintenant. H0 ne peut pas varier, par definition. Et cette valeur peut etre mesurée soit avec des lbjets de l'univers actuel ou soit avec des "objets" de l'Univers jeune...

Jean-Paul a dit…

Quel drame à rebondissements ! Alors, c'est le jeune ou le vieux qui, des univers, va faire (ou ne pas faire) la révolution ? Vous le saurez à quelque prochain épisode de ça se passe là haut : dans le ciel, et aussi sas doute dans la tête des cosmologues.

Pascal a dit…

Bonjour,

Quelques précisions concernant la méthode de mesure de distance utilisée par W Freedman mais connue depuis des années : il s'agit de déterminer, sur un diagramme HR formé après observation d'une population d'étoiles, le sommet de la branche des géantes rouges (TRGB). C'est un stade évolutif des étoiles de 0.5 à 2 Mo, caractérisé par une luminosité (2000 à 2500 Lo)peu dépendante de la masse, age et métallicité, et permettant de déterminer une magnitude absolue . Ce point répond au flash de l'hélium, début brutal de la combustion de l'hélium du coeur dégénéré par réaction triple alpha, invisible en surface (la luminosité de l'étoile n'est pas modifiée à court terme, malgré une puissance développée dans le coeur de 10^11 Lo pendant quelques secondes); avant cela, combustion en coquille de l'hydrogène autour d'un coeur d'hélium et montée de la branche des géantes ; après, lever de la dégénerescence du coeur qui se dilate, combustion plus douce de l'hélium en périphérie, contraction de l'étoile qui rejoint la branche horizontale.