01/10/19

Une galaxie-méduse observée de très près


Lorsqu'une galaxie se déplace à grande vitesse à l'intérieur d'un amas de galaxies, elle peut littéralement se faire souffler son gaz par le milieu intra-amas, donnant lieu à une forme particulière dite de "galaxie méduse", le gaz soufflé prenant la forme de longs filaments. Un tel phénomène vient d'être observé en détails avec ALMA et le Very Large Telescope. Une étude à paraître dans The Astrophysical Journal.




Cette galaxie est nommée ESO137-001, elle se trouve dans l'amas de galaxies de Norma. Elle a été observé à la fois avec ALMA pour cartographier son gaz moléculaire (froid) et avec MUSE, monté sur le VLT pour imager son gaz intra-amas ionisé (chaud). Comme la galaxie se déplace avec une vitesse non négligeable à travers l'amas, la pression dynamique que produit le gaz ionisé contre le mouvement de la galaxie agit avant tout sur le gaz moléculaire et pas sur les étoiles. Il se forme alors une traînée à l'arrière de la galaxie par rapport à son mouvement. Pavel Jachym et ses collaborateurs, dont Françoise Combes en France (Observatoire de Paris) ont pu mesurer précisément les dimensions des filaments de gaz moléculaire qui étaient ainsi éjectés de la galaxie. Le gaz forme des filaments qui atteignent 60 kpc de long (près de 200000 années-lumière, le double du diamètre de notre galaxie) et 25 kpc de large (environ 80000 années-lumière), une longue traînée derrière le disque galactique de ESO 137-001. Il faut se rappeler que le gaz ionisé qui peuple la zone interne des amas de galaxies (entre les galaxies) est bien plus massif que les galaxies elles-mêmes. C'est le deuxième élément le plus massif dans un amas derrière la matière noire. On estime que la masse de gaz ionisé chaud qui se trouve en équilibre dans le puits de potentiel gravitationnel de l'amas peut avoir une masse dix fois plus importante que la somme des masses des galaxies qui forment sa partie visible.
Et la quantité de gaz moléculaire qui se retrouve expulsé de ESO 137-001 par pression dynamique du gaz chaud est elle-aussi très imposante. Jachym  et ses collaborateurs l'estiment à environ 900 millions de masses solaires... 

C'est la première fois que la queue de gaz moléculaire dans une galaxie-méduse est observée avec autant de détails, et c'est grâce au réseau ALMA qui permet de cartographier avec une résolution de 350 pc seulement (environ 1100 années-lumière), l'émission submillimétrique du monoxyde de carbone, un très bon traceur de l'hydrogène moléculaire. Ce que les chercheurs parviennent à distinguer dans ces longs filaments gazeux, c'est la présence de grumeaux de gaz associés à des traînées (ou queues) de jeunes étoiles. Ces grumeaux ou "fireballs" sont de deux sortes : certains de relativement petite taille (1,5 kpc) et d'autres plus gros (8 kpc), et ils ne sont rien d'autre que des zones de formation intense d'étoiles. En revanche, les mécanismes de formation d'étoiles dans un tel environnement sont encore assez mal compris. 
Des estimations des paramètres cinématiques des fireballs indiquent qu'ils ne sont pas liés gravitationnellement et qu'ils finiront par se disperser dans le futur. On peut voir également que les champs de vitesse des nuages de gaz moléculaire sont toujours dominés par la rotation de la galaxie : la traînée filamenteuse de gaz continue à tourner comme lorsque la gaz était dans la galaxie, comme une sorte de tire-bouchon... Les astronomes ont pu voir ça grâce aux décalages spectraux qui étaient différents entre le nord et le sud des filaments : décalés vers le bleu d'un côté et vers le rouge de l'autre, signant des vitesses en opposition.

Les astrophysiciens expliquent dans leur étude que les étoiles qui sont formées dans les petits globules gazeux des traînées les plus internes vont finir par rejoindre la galaxie où elles auraient dû naître, mais elles se retrouveront non pas au niveau du disque galactique mais plutôt dans le halo. Celles qui prendront naissance vers l'extérieur des filaments de gaz s'échapperont sans doute définitivement de la galaxie.
Les chercheurs arrivent à donner un âge aux différentes structures qu'ils observent dans les filaments de ESO 137-001 : les gros fireballs auraient environ 50 millions d'années tandis que les petits ne seraient âgés que de 10 millions d'années.

Et pour expliquer ce qui ressemble fortement à des queues d'étoiles semblant provenir des fireballs, et pointant vers la galaxie, Pavel Jachym et ses collègues proposent un scénario assez simple, fondé sur la séparation dynamique des phases gazeuses : les globules de gaz les plus denses poussés par la pression dynamique formeraient des étoiles qui se découpleraient du gaz et créeraient des traînées d'étoiles pointant dans le direction du mouvement de la galaxie, et parallèlement, ces mêmes globules de gaz seraient ablatés par cette même pression dynamique pour former les queues de gaz plus diffus dans la direction opposée de celle des queues d'étoiles.
Ces observations avec de multiples télescopes de la galaxie-méduse ESO 137-001 la plus proche que nous connaissons, nous offrent la vue la plus spectaculaire et complète à ce jour d'une traînée de gaz et d'étoiles induite par l'effet de pression dynamique au sein d'un amas de galaxies.


Source

ALMA unveils widespread molecular gas clumps in the ram-pressure stripped tail of the Norma jellyfish galaxy, 
Pavel Jachym et al. 
à paraître dans The Astrophysical Journal


Illustration

La galaxie spirale ESO 137-001 qui compose la tête de la méduse a été imagée par le télescope spatial Hubble (NASA/ESA). La queue, constituée de filaments d’hydrogène, est représentée ici par le gaz ionisé cartographié avec MUSE en rose-violet et par le gaz moléculaire (émission de CO) cartographié avec ALMA en rouge-orangé.

8 commentaires :

L6 Atmo a dit…

Bonjour,

Si ALMA peut cartographier avec une résolution de 350pc, comment les chercheurs arrivent-ils à observer des "fireballs" de 1.5pc à 8pc ainsi que les queues d'étoiles?

Merci encore pour vos articles (et les romans ;) )

Dr Eric Simon a dit…

ce n'est pas 1,5 et 8 pc, mais kpc !

Pascal a dit…

A signaler un autre cas interessant "d'épluchage" de galaxies par pression dynamique, à une autre échelle, mais qui sera peut-être à verser au dossier "matière noire" : il s'agit des naines sphéroïdales satellites de la voie lactée, séparées de leur gaz en entrant dans le halo, et dont les étoiles alors dispersées subissent un choc de marée pouvant expliquer les vitesses radiales élevées observées sans l'aide d'aucune matière noire (contrairement à ce qui était admis jusque là).
Hammer et al., the Astrophysical Journal, 1/10/2019
https://iopscience.iop.org/article/10.3847/1538-4357/ab36b6

L6 Atmo a dit…

Tout s'explique... par ma mauvaise lecture :D Merci

Dr Eric Simon a dit…

Oui Pascal, voir mon billet du 3 octobre !

Pascal a dit…

Les grands esprits se rencontrent :-)

Youx a dit…

Bonjour Eric,
On aurait pu croire que la traînée filamenteuse tenait sa forme d'hélice comme étant la trace que laisse une chose qui tournait (dans la galaxie), emportée par le courant.
Or, ce n'est pas le cas: Puisqu'on remarque que cette matière continue à tourner, c'est qu'il y a quelque chose de massif autour duquel tourner. Aux alentours de l'axe de l'hélice.
Or, on ne voit rien au centre, on ne voit pas non plus de double hélice qui pourrait expliquer cette rotation. Qu'est-ce que ça peut-être? Suffisamment léger pour être emporté par le courant, mais suffisamment massif que pour exercer une attraction?

Pascal a dit…

Bonjour Youx,

Je tente une réponse à ta question, après avoir jeté un oeil à l'article sur Arxiv :

-la queue a 3 composantes, une centrale représentant 80% de l'émission CO, une nord blue shiftée et une Sud redshiftée, chacune comptant pour 10 % (cf carte synthèse H alpha, CO et X) ; donc l'essentiel de la masse moléculaire reste bien dans l'axe de la queue

-toutefois cela ne suffit pas du tout à maintenir le gaz périphérique gravitationnellement lié à un axe central ; comme le prouve l'écartement progressif des composantes latérales, en sillage de navire ; il me semble que le champ de vitesses actuel dans la queue n'est que la relique de celui de la galaxie, de même qu'une pierre de fronde garde une vitesse linéaire égale à sa vitesse de rotation au moment du lâcher.

-Reste une question : doit-on prendre en compte la composante radiale d'une attraction résiduelle par le disque galactique des parties externes de la queue ?