C’est une petite bombe sulfureuse que l’astrophysicien français Jacques Colin et ses collaborateurs danois et britanniques viennent de publier : selon eux, l’énergie noire n’existerait tout simplement pas et les observations des décalages de vitesse des supernovas vis-à-vis de leur distance ayant conduit à cette idée en 1998 ne seraient qu’un artefact lié au mouvement des observateurs que nous sommes. Leur étude fondée sur 740 supernovas est parue dans Astronomy and Astrophysics.
Les quatre astrophysiciens ont étudié et mesuré l’anisotropie de l’accélération de l’expansion qui peut être dérivée de l’observation des supernovas Ia. Parmi eux se trouve le britannique d'origine indienne Subir Sarkar (Université d'Oxford) qui avait déjà montré en 2016 que la signifiance statistique des données de supernovas pour la détermination de l'accélération de l'expansion était bien plus faible que ce que l'on pouvait penser (voir ici). Ils montrent aujourd'hui qu'une accélération est bien présente mais qu’elle s’apparente à un effet local, possédant une direction privilégiée, le long de la direction dans laquelle nous semblons nous mouvoir par rapport au fond diffus cosmologique (CMB) qui baigne l’Univers dans toutes les directions. Dit autrement, Colin et ses collaborateurs trouvent une anisotropie dipolaire dans l’accélération de l’expansion, avec une distribution dipolaire similaire à celle du fond diffus cosmologique. Ils en concluent que l’origine de cette accélération résiduelle est inconnue mais qu’elle ne peut absolument pas être associée à une énergie noire qui ne peut pas montrer d’anisotropie, par définition.
Les chercheurs ont exploité le catalogue de supernovas JLA (Joint Light-curve Analysis) et une analyse statistique de maximum de vraisemblance sur les données. Ils ont travaillé sur les redshifts et les magnitudes apparentes telles qu’elles ont été mesurées dans le système héliocentrique, mais en enlevant les corrections qui ont été apportées dans le catalogue JLA pour tenir compte des vitesses particulières locales. Ces corrections avaient été effectuées pour déterminer la valeur des paramètres des supernovas dans le référentiel du CMB qui est censé être isotrope. Mais une étude précédente par la même équipe avait déjà montré que ces corrections pouvaient être suspectes car des vitesses particulières ne chutaient pas lorsque la distance augmentait, ce qui empêche une convergence avec le référentiel du CMB même à une distance de 1 milliard d’années-lumière.
Colin et ses collaborateurs trouvent alors que le paramètre de décélération est globalement négatif, indiquant bien une accélération, mais qu’il possède en fait seulement une petite composante monopolaire (isotrope) et une beaucoup plus forte composante dipolaire (50 fois plus élevée), qui se trouve alignée sur le dipôle du CMB. C’est-à-dire que l’accélération est observée dans une direction privilégiée : celle de notre mouvement dans l’Univers local (par rapport au CMB).
Et surtout, l’amplitude décroit exponentiellement en fonction de la distance (du redshift) :
q0 = qm + qd.n̂ exp(-z/S)
La distance caractéristique à partir de laquelle le dipôle disparaît vaut environ 100 Mpc. Une accélération isotrope, correspondant à qd=0, est rejetée avec une signifiance statistique de 3,9 sigmas, ce qui est élevé, alors que la valeur monopolaire, elle vaut qm=-0.157, une valeur basse, qui est, selon les auteurs, compatible avec une valeur nulle (c’est-à-dire une absence totale d’accélération !) avec une signifiance de 1,4 sigmas (une faible signifiance statistique tout de même).
Pour comparaison, le paramètre de décélération du modèle cosmologique standard est monopolaire est vaut qm=-0.55, et donc qd=0 (étoile bleue dans la figure ci-dessus).
En 1998, quand les équipes de Saul Perlmutter, Brian Schmidt et Adam Riess ont mis en évidence une accélération de l’expansion, ils avaient travaillé sur un échantillon de « seulement » 60 supernovas de type Ia. Depuis, les catalogues de supernovas ont fortement grossi et en été rendus accessibles à toute la communauté scientifique en 2014, avec notamment des supernovas réparties partout dans le ciel, dans toutes les directions, et des statistiques plus avancées peuvent être obtenues.
Les quatre astrophysiciens et théoriciens indiquent de plus que la prise en compte d’une évolution des paramètres utilisés pour ajuster les courbes de lumière des supernovas en fonction du redshift ne modifie en rien leur conclusion, un point qui avait précédemment alimenté la critique de leur méthode.
Cette analyse décoiffante paraît cohérente avec une proposition théorique qu'avait faite le chercheur grec Christos Tsagas, qui a montré il y a quelques années qu’une accélération pouvait être déduite à partir des supernovas que nous observons si nous sommes emportés dans un « flot cosmique » à très grande échelle, partagé par les galaxies qui nous sont proches. La cause d’un tel flot est complètement inconnue mais pour Colin et ses collaborateurs, il ne fait quasi pas de doute que l’accélération de l’expansion que nous mesurons est un simple artefact lié à ce flot de galaxies, et qu’une énergie noire ne peut pas en être la cause.
Heureusement, d'énormes progrès observationnels vont bientôt être à notre portée : le LSST (Large Synoptic Survey Telescope) va mesurer dans quelques années un nombre démesuré de supernovas et pourra confirmer ou infirmer l’existence d’un dipôle dans le paramètre de décélération. Le satellite Euclid permettra aussi d’affiner grandement les paramètres liés à l’accélération de l’expansion, qui n’est peut-être finalement qu’une illusion…
Source
Evidence for anisotropy of cosmic acceleration
J. Colin, R. Mohayaee, M. Rameez, S. Sarkar,
Astronomy & Astrophysics 631, A&A (20 November 2019)
Illustrations
1) Cartographie du paramètre dipolaire -qd en coordonnées galactiques (J. Colin et al.)
2) Graphe du paramètre dipolaire en fonction du paramètre monopolaire déduits des meilleurs ajustements sur les données de supernovas ((J. Colin et al.)
3) Cartographie de l'anisotropie du CMB (DMR, COBE, NASA)
4 commentaires :
Bonjour,
C'est de bonne pratique scientifique de tenter de remettre en cause les paradigmes présents, mais cela s'avère un exercice difficile dans le cas du modèle lambda CDM dont la robustesse tient à la concordance des résultats obtenus par des méthodes indépendantes, à moins de s'attaquer à leurs hypothèses communes. En 2016, S. Sarkar avait déjà contesté le traitement des données des SN Ia, sans grand succès à mon avis : cf la discussion du post du 24/10/16 de ce blog, et en particulier la réponse d'A Riess sur le lien donné par Eric.
Là encore, il s'agit de revoir le traitement des données récentes sur les SN Ia. Comme en 2016, je vois 2 objections à la remise en cause par cette méthode de "l'énergie noire" (au sens large de lambda >0) :
1- Sans énergie noire, l'expansion est ralentie ; un paramètre d'accélération q nul implique lambda positif, et inversement lambda nul implique q positif. Autrement dit, un q(m) même faiblement négatif comme retrouvé par Colin et al exclue fortement l'absence d'énergie noire...
2- Ni le CMB, ni les BAO, pris séparément n'excluent un univers non accéléré, voire deccéleré, mais la conjonction des 2, si ! Elle implique même les valeurs classiques pour omega m et omega lambda très proches resp. de 0.3 et 0.7. Ceci de façon indépendantes des SN Ia ; qui ont le bon gout, dans l'analyse habituelle, de tomber exactement dans la bonne zone du diagramme oméga lambda/oméga m. C'est pourquoi, pour modifier le modèle, il faudrait changer les 3 paramètres, et retrouver une coïncidence dans une autre zone du diagramme...
Merci pour cet article!
Rubin et Heitlauf ont déjà posté sur arxiv (https://arxiv.org/abs/1912.02191) une critique de l'analyse de ce papier. En gros ils disent que l'analyse de Colin et al. comportent plusieurs erreurs, notamment le fait que le mouvement du système solaire par rapport au fond diffus cosmologique n'a pas été pris en compte (ça me parait une erreur assez grossière.. comment cela a-t-il pu passser le peer review?).
Au final, une fois toutes les corrections prises en compte, ils disent qu'ils retrouvent que l'expansion est accélérée.
J'imagine que les discussions vont être intenses dans les semaines viennent.. Affaire à suivre
J'ai vu ce papier du fiston de Vera Rubin qui a été soumis à ApJ. J'en parlerai dès qu'il sera publié, mais pas avant. Je ne parle jamais des preprints. Effectivement, si c'est bien ce dont il s'agit, c'est incompréhensible qu'une telle erreur ait passé la peer review...
Bonjour,
Les auteurs de la publication (Colin et al.) ont déjà déposé sur arxiv (https://arxiv.org/abs/1912.04257) une réponse à la critique de Rubin et Heitlauf. Soit les uns ou les autres sont de mauvaise foi, soit l'une des deux équipes fait une erreur grossière. Attendons de voir ce que les peer-reviewers pensent du papier de R&H, puisqu'il a été soumis.
Mais bon, vu qu'il s'est passé plus d'un an entre la soumission du papier de Colin et al. et sa publication, on peut supposer que les reviewers ont eu le temps de faire leur boulot correctement, non ?
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