Comment mesurer la masse d'un trou noir supermassif ? Jusqu'à présent, les astrophysiciens se fondaient sur des paramètres très indirects comme les signatures spectrales produites dans le disque d'accrétion ou la structure de la galaxie hôte entourant le trou noir. Une méthode plus directe est l'imagerie de l'ombre de l'horizon, mais elle n'a pu être obtenue que sur M87* par l'EHT. Aujourd'hui, des chercheurs américains proposent une toute nouvelle méthode très efficace, fondée sur le suivi dans le temps des variations de luminosité du disque d'accrétion. Leur étude A characteristic optical variability time scale in astrophysical accretion disks est parue hier dans la revue Science.
Colin Burke (Université de l'Illinois) et ses collaborateurs ont rassemblé les données de 67 noyaux actifs de galaxies dans lesquels un trou noir supermassif est en train d'accréter un disque de poussière et de gaz et dont la masse était relativement bien connue par ailleurs. Ces quasars ont la particularité de produire un rayonnement très intense, mais qui n'est jamais continu. Au contraire, ces émissions dans toutes les longueurs d'onde et notamment dans le visible varient dans le temps assez rapidement, on dit qu'elles produisent un 'flickering', un scintillement. Une étude antérieure avait trouvé l'indice que le temps nécessaire à un disque d'accrétion pour s'"allumer" et s'"éteindre" devait être lié à la masse du trou noir. Mais elle était un peu controversée et surtout ne couvrait pas toute la gamme de masse des trous noirs. La grande force de cette nouvelle étude est que les 67 trous noirs étudiés ont une masse comprise entre 10000 masses solaires et 10 milliards de masses solaires. Il est donc possible de tracer une corrélation en fonction de la masse sur 6 ordres de grandeur... même si la grande majorité d'entre eux se trouvent entre 1 million et 1 milliard de masses solaires.
Lorsque les astrophysiciens tracent un graphe avec en abscisse la masse des trous noirs et en ordonnée l'amortissement du scintillement (la vitesse d'évolution de la luminosité) qui est observé dans le disque d'accrétion (en échelles logarithmiques), on découvre une droite quasi parfaite sur laquelle s'alignent les points des observations. Pour les plus petits de ces trous noirs, les scintillements ont évolués sur des échelles de temps allant de quelques heures à quelques semaines. Les trous noirs supermassifs dont la masse se situe entre 100 millions et 10 milliards de masses solaires eux ont scintillé plus lentement, tous les quelques centaines de jours. Il existerait donc bien une belle corrélation entre le scintillement des quasars et la masse du trou noir supermassif. Il ne suffirait alors plus que de suivre dans le temps ce scintillement pour déterminer la masse d'un trou noir. Un jeu d'enfant...
Pour essayer de comprendre d'où vient cette corrélation, Burke et ses collaborateurs ont ensuite eu l'idée de regarder le même graphe avec d'autres objets astrophysiques qui produisent eux aussi un disque d'accrétion qui peut montrer un scintillement : des naines blanches. Les chercheurs ont tracé sur le graphe le signal d'amortissement du scintillement en fonction de la masse d'une dizaine de naines blanches, dont la masse est sans commune mesure avec celle des trous noirs supermassifs puisqu'elle est de l'ordre d'une masse solaire, donc 10 ordres de grandeurs plus faible que le plus gros trou noir étudié dans l'échantillon. Et Colin Burke et ses collaborateurs trouvent que les données des naines blanches se retrouvent à peu près sur le même droite dans le graphe! La même relation existerait donc pour les petits disques d'accrétion et les très gros.
Les processus à l'origine de ces variations de flux dans le disque d'accrétion ne sont toujours pas très clairs selon les chercheurs, il est notamment difficile de savoir si d'autres paramètres d'accrétion (tels que le taux d'accrétion, la rotation du trou noir, etc.) sont impliqués ou non. Ils estiment néanmoins que la variabilité serait induite dans la partie interne du disque d'accrétion, émettant dans l'UV, qui induit une variabilité dans le visible par une propagation rapide vers l'extérieur, au cours de laquelle l'échelle de temps de l'amortissement est préservée. En d'autres termes, l'échelle de temps de l'amortissement retrace l'échelle de temps thermique au niveau de la partie émettrice d'UV du disque d'accrétion, même lorsqu'elle est mesurée à de plus grandes longueurs d'onde (par exemple, dans le visible).
Indépendamment du mécanisme physique, la relation observée τdamping - masse peut donc être utilisée pour estimer la masse du trou noir supermassif d'un AGN en utilisant sa variabilité dans le visible. Les paramètres de corrélation sont suffisamment bien contraints pour fournir des estimations de masse qui sont aussi précises que celles obtenues par les précédentes méthodes. Mais cette nouvelle méthode ouvre des perspectives nouvelles très prometteuses pour déterminer la masse de trous noirs plus petits que les trous noirs supermassifs, ceux qui ont une masse comprise entre 100 et 10000 masses solaires, qu'on appelle les trous noirs de masse intermédiaire, à la condition bien sûr qu'ils soient entourés d'un disque d'accrétion montrant une certaine activité.
En effet, la méthode spectroscopique fondée sur la mesure de l'élargissement spectral marche très mal sur ces trous noirs intermédiaires parce que l'émission est trop faible. Mais le suivi dans le temps du scintillement global du disque d'accrétion est accessible. La méthode n'est en revanche pas nécessairement plus rapide puisque plus un trou noir est massif plus son temps caractéristique d'amortissement dans ses scintillements est long : il est de l'ordre de 1 jour pour un trou noir de 1000 masses solaires, 20 jours pour un trou noir de 1 million de masses solaires et environ 2 ans pour un trou noir de 10 milliards de masses solaires.
L'observatoire Vera Rubin devrait commencer à observer la totalité du ciel chaque nuit à partir de 2023 à la recherche de variations de luminosité telles que celles des quasars. Une fois que le télescope aura fonctionné suffisamment longtemps, les observations nécessaires pour "peser" de nombreux trous noirs de toutes tailles seront disponibles. Il est fort à parier que de nombreux trous noir de masse intermédiaire pourront être débusqués grâce à cette corrélation entre amortissement du scintillement et masse.
Source
A characteristic optical variability time scale in astrophysical accretion disks
Colin J. Burke et al.
Science Vol. 373, Issue 6556 (13 Aug 2021)
Illustrations
1. Vue d'artiste du scintillement d'un disque d'accrétion entourant un trou noir actif (Mark A. Garlick/Simons Foundation)
2. Graphe de la corrélation entre masse du trou noir et temps caractéristique d'amortissement du scintillement (Colin J. Burke et al.)
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