vendredi 12 juin 2020

La durée de vie du neutron mesurée autour de Mercure et Vénus


Quelle est la durée de vie du neutron ? Cette question peut paraître simple au premier abord, mais les deux méthodes expérimentales qui ont été développées pour la mesurer ne trouvent pas la même valeur : il y a 9 secondes d'écart, ce qui est considérable du fait des incertitudes respectives des deux types de mesures. Mais des physiciens viennent de démontrer la faisabilité d'une troisième méthode, indépendante des deux autres, pour mesurer la durée de vie du neutron : en détectant en orbite les neutrons qui sont émis par Mercure ou Vénus, issus de réactions de rayons cosmiques. Une étude parue dans le nouveau journal en open access Physical Review Research


Les neutrons sont les particules qui forment les noyaux d’atomes avec les protons. Ils sont stables lorsqu’ils sont confinés au sein d’un noyau atomique, mais tout seuls, ils se désintègrent spontanément en protons par une désintégration bêta moins : ils émettent un électron et un antineutrino électronique. Leur durée de vie est d'environ un quart d’heure.
Connaître la durée de vie exacte du neutron est très important en physique et en astrophysique, notamment pour répondre à des questions fondamentales sur l’existence ou non d’une nouvelle physique au-delà du modèle standard. Elle est aussi utilisée pour calculer la façon dont s'est produite la nucléosynthèse primordiale dans l'Univers.
Rappelons que les protons et les neutrons se sont formés quelques secondes après le temps de Planck lorsque la soupe de quarks et de gluons s’est suffisamment refroidie. Puis neutrons et protons ont vécus libres comme une sorte de gaz durant une vingtaine de minutes, avant de s’assembler pour former les premiers noyaux de deutérium puis d’hélium. Pour savoir combien de neutrons étaient disponibles pour cette nucléosynthèse, on doit connaître précisément leur durée de vie, à la fraction de seconde près. Et dans l’Univers primordial, 9 secondes durent une éternité.
Pour les astrophysiciens qui élaborent le modèle de la nucléosynthèse primordiale, la durée de vie du neutron est le paramètre qui possède la plus grosse incertitude, et ils sont bien embêtés. Il se trouve que parmi les choses qui peuvent impacter par ailleurs la nucléosynthèse primordiale, il y a la matière noire, sous forme de particules exotiques. Ces particules pourraient avoir interagi avec les protons et les neutrons de l’Univers primordial et avoir ainsi modifié la production des premiers noyaux d’atome. L’enjeu de connaître précisément la durée de vie du neutron est donc crucial.
Bien comprendre la décroissance bêta du neutron est également extrêmement important pour comprendre l’une des quatre forces fondamentales, l’interaction faible. C’est cette interaction qui est responsable par exemple de la fusion nucléaire et de la radioactivité. Le modèle standard de la physique des particules décrit très bien la désintégration bêta du neutron mais les physiciens se demandent toujours si ce modèle est complet. Si des mesures de la désintégration du neutron dévient des prédictions, elles pourraient être le signe de l’existence d’une nouvelle physique sous-jacente…

Il existe deux façons de faire pour mesurer la durée de vie des neutrons : soit on compte le nombre de neutrons qui disparaissent à partir d’un paquet de neutrons préalablement préparé, soit on compte le nombre de « produits » de leur désintégration bêta. La première méthode est appelée la méthode de la bouteille, et la seconde la méthode du faisceau.
La méthode du faisceau est la plus ancienne, expérimentée depuis les années 1980. Elle consiste à produire un fin faisceau de neutrons que l’on va entourer par des pièges à protons. On peut ainsi compter le nombre de protons émis par le faisceau et par là même connaître le nombre de neutrons qui « meurent ». La dernière mesure de ce type a été effectuée en 2013 par des physiciens américains du NIST (National Institute of Standards and Technology) qui se sont spécialisés dans ce type de mesure.  Ils obtiennent une durée de vie très exactement de 888 ± 2 secondes.
Les mesures via la méthode de la bouteille, elles, en revanche ont été développées seulement depuis la fin des années 1990, et permettent d’atteindre une précision plus grande. La méthode consiste à enfermer un certain nombre de neutrons dans une sorte de conteneur bien fermé, puis à compter le nombre de neutrons à certains intervalles de temps. La meilleure mesure à ce jour obtenue par cette méthode date de 2008, par une collaboration entre une équipe russe du Petersburg Nuclear Physics Institute et l’Institut Laue Langevin de Grenoble. Le résultat obtenu valait 879,5 ± 0,5 secondes.

Les deux types d'expériences donnent donc des résultats qui ne sont pas compatibles entre eux : il y a presque 9 secondes de différence alors que les incertitudes sont d'à peine quelques secondes au maximum. Cette différence irréconciliable a même fait germer il y a quelques années l'idée dans la tête de quelques théoriciens que le neutron pourrait se désintégrer parfois dans une autre particule que le trio proton, électron et antineutrino, une particule massive indétectable, une particule de matière noire... qui pourrait très bien expliquer la différence observée entre les deux techniques.

Jack Wilson (Johns Hopkins Applied Physics Laboratory) et ses collaborateurs américains et britanniques, eux, ont décidé de s'attaquer au problème en cherchant une troisième voie de mesure qui pourrait départager les deux méthodes précédentes. Il s'agit d'une technique tout à fait innovante et pour démontrer sa faisabilité, les chercheurs ont utilisé un engin qui n'était pas du tout conçu pour faire cette mesure. Ils ont utilisé le détecteur spectrométrique de neutrons de la sonde MESSENGER, qui a exploré Mercure il y a 12 ans, et Vénus en passant durant son trajet. 
Le principe consiste à mesurer à proximité d'une planète le nombre de neutrons qui sont produit lorsque des rayons cosmiques galactiques produisent des réactions de spallation dans la croûte (dans le cas de Mercure par exemple) ou dans l'atmosphère (dans le cas de Vénus). La spallation est la réaction qui arrache un ou plusieurs nucléons (neutrons ou protons) d'un noyau atomique lorsqu'une particule chargée très énergétique entre en collision avec lui. 
En connaissant le nombre de neutrons qui doivent sortir de la planète (avec la connaissance préalable du flux incident de rayons cosmiques) et en le comparant avec le nombre de neutrons qui sont effectivement détectés, on peut déterminer leur durée de vie. De plus, la durée du vie du neutron affecte aussi la variation du flux neutronique en fonction de la distance de la haute atmosphère vénusienne. Le temps de vol d'un neutron détecté par MESSENGER autour de Vénus pouvait varier entre 80 et 640 secondes notamment.
Wilson et ses collaborateurs ont ainsi exploité les vieilles données de MESSENGER sur les flux de neutrons qui avaient été mesurés à proximité de Vénus et Mercure, des mesures faites à l'époque pour tout autre chose : pour mesurer l'albédo neutronique, l'absorption des neutrons en fonction de leur énergie, qui donne une indication de l'abondance en hydrogène, et donc en eau. 
Après des analyses un peu élaborées, les physiciens arrivent à un résultat, qui est certes entaché d'une incertitude statistique et d'une incertitude systématique importantes, mais qui est très encourageant. Ils obtiennent une durée de vie du neutron de 780 ± 60 (stat) ± 70 (syst) secondes. 

L'incertitude (ou erreur) statistique est due au faible nombre de neutrons détectés : plus le nombre de particules détectées est important, plus l'incertitude de mesure sera faible. Peu de neutrons ont été détectés car les survols de MESSENGER lors de ces mesures étaient courts (seulement un total de 70 minutes à une altitude inférieure à 10 000 km), et pas prévus pour avoir une grosse population de neutrons.
L'incertitude (ou erreur) systématique est l'incertitude qui va décaler le centroïde de la distribution gaussienne obtenue, à cause de la prise en compte de paramètres et d'hypothèses imprécis, comme par exemple ici la composition de la croûte de Mercure, ou encore le flux de rayons cosmiques. 
Les physiciens montrent qu'un moyen de réduire grandement cette incertitude systématique serait de ne pas exploiter l'émission neutronique de Mercure mais de se focaliser uniquement sur Vénus, dont les inconnues sont beaucoup moins nombreuses. Malheureusement ici, MESSENGER n'y était que de passage et y restée bien moins de temps qu'autour de Mercure. 
Wilson et ses collaborateurs concluent que la durée de vie du neutron pourrait être mesurée avec une très bonne précision - de l'ordre de la seconde - grâce à une mission en orbite autour de Vénus, dédiée quasi exclusivement à cela. Y'a plus qu'à, c'est la porte à côté...

Source

Space-based measurement of the neutron lifetime using data from the neutron spectrometer on NASA's MESSENGER mission
Jack T. Wilson et al.
Phys. Rev. Research 2, (11 June 2020, open access)


Illustrations

1) Vue d'artiste de MESSENGER devant Vénus lors de son survol de 2007 pour une assistance gravitationnelle (NASA / JHUAPL / Carnegie Institution of Washington)

2) Schéma de la désintégration du neutron via l'émission d'un boson W- transformant un quark down en quark up

3) Schéma des différentes réactions induites par les rayons comiques galactiques à la surface d'une planète rocheuse (Katherine Mesick).

2 commentaires :

Laurent a dit…

QUestion bête pourquoi c'est pas possible sur la lune ?
Pas assez de neutron solaire ?

Dr Eric Simon a dit…

C'est théoriquement possible avec la Lune (de façon similaire à Mercure) mais la méthode serait plus précise avec la présence d'une atmosphère (la Terre, ça se complique avec le champ magnétique).