dimanche 12 décembre 2021

Nouvelles preuves d'une activité intense de Sgr A* dans le passé récent


Le trou noir central de notre galaxie, Sgr A*, montre de nouveaux indices d'une forte activité passée datant de plusieurs millions d'années. Des astrophysiciens trouvent en effet dans les nuages de gaz du centre galactique des traces d'un mini-jet émanant de la région ultra-centrale de la Voie Lactée. Ces indices font écho à la découverte en 2010 des gigantesques bulles de Fermi (voir ici et ) et plus récemment de canaux reliant le trou noir à ces bulles (voir ici (ép. 842) et (ép. 1199)).  Ils publient leur étude dans The Astrophysical Journal

Le canal bipolaire qui semble relier le trou noir central aux Bulles de Fermi, qui avait été découvert en 2019 et caractérisé au début de cette année en rayons X avec XMM-Newton et en ondes radio avec MeerKAT s'étend sur environ 500 parsecs. Les astrophysiciens estiment qu'il s'est formé par un jet intermittent provenant du trou noir Sgr A*.Or en 2016, Fabrizio Nicastro (Harvard-Smithsonian Center for Astrophysics) avait découvert une sorte de grande bulle de vide dans le gaz chaud galactique qui s'étendait également de part et d'autre du plan galactique et qu'il attribuait à une activité du trou noir remontant à 6 millions d'années environ. Puis en 2017, Rongmon Bordoloi (MIT) avait mesuré précisément la taille et la vitesse d'expansion des Bulles de Fermi et trouvait également la valeur de 6 millions d'années... 
L'étude d'aujourd'hui menée par Gerald Cecil (Université de Caroline du Nord) et ses collaborateurs s'attache à trouver d'autres indices qui pourraient confirmer la vision qui semble se dégager concernant l'activité de Sgr A* dans le passé. Pour retrouver la trace d'un jet polaire signant une activité d'accrétion par le trou noir supermassif, les chercheurs ont recherché des traces d'interactions dans le milieu interstellaire. Ils ont pour cela exploité de nombreuses images d'archives en rayons X obtenues avec le télescope Chandra, en visible avec le télescope Hubble ainsi qu'en ondes millimétriques avec ALMA (Atacama Large Millimeter/submillimeter Array) et en infra-rouge avec le télescope SOAR. 
Cecil et ses collaborateurs ont tout d'abord observé la distribution spatiale du gaz via l'émission caractéristique des molécules d'alcool méthylique et de monosulfure de carbone détectée par ALMA. Cette distribution de gaz révèle une structure linéaire étroite et en expansion dans le gaz moléculaire, qui peut être retracée jusqu'à au moins 15 années-lumière du trou noir. Elle est nommée l'Anomalie C. Ensuite, l'équipe a trouvé dans les images infrarouges de Hubble une bulle de gaz chaud qui se gonfle et s'aligne sur l'anomalie C à une distance d'au moins 35 années-lumière du trou noir. Les astrophysiciens suggèrent qu'un jet émanant du disque d'accrétion du trou noir a traversé le milieu gazeux et a gonflé la bulle. En traversant le gaz, le jet heurterait la matière et se plierait en de multiples courants. Ces effets résiduels d'un impact sur le gaz moléculaire sont la seule preuve visuelle de la présence passée d'un jet qui s'estompe. Selon les chercheurs, ce flux sortant doit finalement créer une série de bulles en expansion qui s'étendent jusqu'à au moins 500 années-lumière. C'est cette structure plus large en forme de "bulles de savon" qui aurait été cartographiée à différentes longueurs d'ondes en 2016 puis à nouveau en 2019 et qui formeraient donc les "cheminées" reliant le centre galactique à la base des gigantesques Bulles de Fermi. 


A partir des caractéristiques observées dans le gaz moléculaire, Cecil et son équipe en déduisent que l'inclinaison du jet doit être comprise entre 73°et 126° par rapport à notre ligne de visée, une inclinaison qui dévierait substantiellement de l'axe du disque d'accrétion estimé de Sgr A*.
Cecil et son équipe ont ajouté des simulations à leurs analyses des données archivées. Ils ont produit des simulations hydrodynamiques pour montrer comment le jet détecté indirectement pourrait expliquer à lui seul les Bulles Fermi qui s'étendent à ± 75° du plan de la Galaxie. Ils ont simulé un jet d'une puissance de 1041 erg.s-1. Ils montrent qu'un tel jet émanant de Sgr A* permet de reproduire toutes les structures visibles dans le premier kiloparsec, mais sur 3 millions d'années, il n'injecterait que 10% de l'énergie que l'on pense nécessaire pour produire les fameuses Bulles de Fermi (1056 erg).
Les simulations très détaillées montrent que le jet expulse la plupart du gaz dans le kiloparsec central en 5 à 10 millions d'années lorsqu'il se propage à travers la hauteur du disque de Voie Lactée, ce qui apparaît cohérent avec la bulle à petite échelle qui est observée à cet endroit. On y voit aussi que les interactions du jet avec de petits nuages ont pu persister jusqu'à 10 millions d'années pour finir par élargir le jet en plusieurs courants. Les interactions entre le jet et les nuages du milieu interstellaire entraînent des chocs radiatifs dans les couches externes qui apparaissent via des rayons X mous, et de fortes interactions frontales peuvent parfois former des points chauds visibles par des rayons X durs. Enfin, les nuages qui sont ablatés et entraînés vers l'extérieur avec le jet forment souvent des structures filamentaires ou des structures en forme de tête de comète.
Cecil et son équipe ont également testé par simulation l'interaction d'un jet avec le disque circumnucléaire, c'est à dire le tore de gaz et de poussière qui doit entourer Sgr A* dans un rayon de quelques parsecs et qui doit posséder une certaine inclinaison par rapport à l'axe du jet. Ils ont testé différents types de disque circumnucléaire (lisse ou grumeleux) et chacun des cas permet de fournir un mécanisme de formation possible pour l'Anomalie C qui est observée.

L'image semble donc se confirmer : notre galaxie a connu une forte activité de son trou noir central il y a quelques millions d'années et le jet qu'il a produit est en train de s'éteindre rapidement, n'existant plus aujourd'hui que sous la forme d'un "mini-jet". Les données indiquent qu'il y a un siècle, Sgr A* devait être mille fois plus lumineux que sa moyenne actuelle, et ce pendant plusieurs siècles auparavant. Il devait être 100 000 fois plus lumineux il y a plusieurs milliers d'années, et jusqu'à un million de fois plus brillant au cours du dernier million d'années. Ces échelles de temps sont bien trop courtes pour être expliquées par des processus d'évolution stellaire, la seule alternative qui existe face à l'activité d'accrétion du trou noir pour expliquer les observations dans le centre galactique. 
Selon les chercheurs, le plus gros de cette activité aurait eu lieu il y a entre 2 et 8 millions d'années, avec un jet puissant de particules et de rayonnement qui aurait traversé le disque galactique jusqu'à une très grande distance. Notre galaxie avait alors toutes les caractéristiques d'une galaxie à noyau actif de type Seyfert, dont un exemple archétypal est la galaxie NGC 1068, qui montre un trou noir en train d'accréter de la matière et qui forme une série de bulles dans son gaz qui apparaissent alignées avec le jet qui émane du trou noir. Les structures radio et en rayons X observées sur NGC 1068 sont très similaires à celles qui sont observées dans la Voie Lactée, où on peut voir aujourd'hui les traces de cette intense activité passée. On les voit dans les structures du gaz à proximité du centre galactique mais aussi beaucoup plus loin, dans ces énormes zones de rayonnement gamma produites par les chocs de plasma que sont les Bulles de Fermi. 
Pour atteindre la taille des Bulles de Fermi (50 000 années-lumière de diamètre), les chercheurs calculent qu'il faudrait que le jet se soit maintenu pendant au moins 1 million d'années... un vrai petit quasar, cette Voie Lactée!


Source

Tracing the Milky Way’s Vestigial Nuclear Jet
Gerald Cecil et al.
The Astrophysical Journal, 922 (1 December 2021)


Illustrations

1. La zone centrale de la Voie Lactée dans de multiples longueurs d'ondes montrant les structures de gaz caractéristiques de la présence d'un jet émanent du trou noir central (NASA, ESA, and Gerald Cecil (UNC-Chapel Hill); Image Processing: Joseph DePasquale (STScI)

2. Vue schématique des Bulles de Fermi de part et d'autre du disque galactique et des résidus de jet (NASA, ESA, Gerald Cecil (UNC-Chapel Hill), and Dani Player (STScI))

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