jeudi 4 août 2022

Des superbulles à l'origine de l'accélération des rayons cosmiques


Jusqu’à quelle énergie des protons peuvent-ils être accélérés dans les superbulles autour des amas stellaires massifs ? C’est pour répondre à cette question fondamentale qu’une équipe de chercheurs du Max Planck Institut für Kernphysik a étudié plusieurs scénarios. Ils publient leur étude dans Monthly Notices of the Royal Astronomical Society.

La recherche de l’origine des rayons cosmiques les plus énergétiques, qui sont accélérés au-delà de 1 PeV (1015 eV) est une quête déjà ancienne de plusieurs décennies. La théorie principale pour expliquer l’accélération de protons à des hautes énergie repose sur l’existence d’ondes de chocs au niveau de résidu de supernovas. Mais un problème majeur est que pour des valeurs standards de champ magnétique du milieu interstellaire et en supposant les conditions les plus optimistes pour le transport des protons près du choc (ce qu’on appelle la limite de diffusion de Bohm), l'énergie maximale pour des résidus de supernova typiques est proche de seulement 100 TeV. Une énergie maximale aussi faible ne peut pas expliquer la caractéristique du spectre des rayons cosmiques qui est visible à quelques PeV (appelée le « genou »), sans parler de la deuxième population plus énergétique qui s'étend au-dessus du genou jusqu'à des énergies de ∼1018 eV. Des scénarios alternatifs ont donc été proposés, en particulier l'accélération autour de chocs de terminaison de vent d'étoiles massives, et ont montré qu’ils pouvaient accélérer péniblement jusqu'au PeV, mais ils souffraient de plusieurs problèmes tels que le problème de l'injection et du confinement. Des progrès importants ont été obtenus au début des années 2000 lorsqu’il a été montré que les rayons cosmiques pouvaient conduire à une amplification non-linéaire substantielle des champs magnétiques autour des chocs de jeunes résidus de supernova, avec des conditions particulières. Quoi qu’il en soit, à ce jour, il n'existe pas de scénario convaincant pour la production de protons d'énergie de plusieurs PeV dans notre Galaxie. De tels protons extrêmement énergétiques sont non seulement nécessaires pour reproduire la transition galactique/extragalactique du genou dans le spectre des rayons cosmiques, mais aussi pour expliquer les récentes observations de rayons gamma de ultra-haute énergie par le détecteur LHASSO (Large High Altitude Air Shower Observatory) par Cao et al. en 2021 : jusqu’à 1 PeV, ce qui implique des protons primaires de 10 PeV ou plus... On note d’ailleurs qu'un certain nombre de ces observations de photons gamma très énergétiques sont corrélées avec des amas d'étoiles massives ou des associations OB nées au sein de régions de formation d'étoiles. Or, les étoiles massives se trouvent souvent dans des amas et on sait que les effets collectifs entre les vents stellaires et éventuellement les résidus de supernovas pourraient jouer un rôle clé dans l'accélération des rayons cosmiques (protons) à haute énergie. Bien que l'origine des rayons cosmiques galactiques ait été largement explorée en considérant des résidus de supernova seuls comme source d’accélération, les particularités de l'environnement à l'intérieur ou autour d'un amas d’étoiles ou d'une association ont été peu considérées jusqu’à aujourd’hui.

Ce qu’on appelle une superbulle, c’est une cavité d’une dimension d’environ 100 pc qui est produite autour d’un amas d’étoile, gonflée durant plusieurs millions d’années par la rétroaction stellaire de l’amas qui chauffe le milieu environnant. Un certain nombre d'arguments soutient l’origine des rayons cosmiques dans ces superbulles. En particulier, ces environnements sont censés exciter un plasma très turbulent qui confine efficacement les particules, tandis qu'un certain nombre de chocs balaient le milieu et accélèrent les particules, de sorte qu'une fraction substantielle de la puissance stellaire peut être transférée efficacement vers les rayons cosmiques. La dernière décennie a vu se multiplier les observations qui allaient dans ce sens, comme celle de LHASSO dans la région de Cygnus. Cette hypothèse des superbulles comme origine de l’accélération des rayons cosmiques jusqu’à des très hautes énergies est fondée sur un processus physique lié aux interactions dans le plasma, pour lequel une énergie maximale peut être déduite assez simplement, c’est ce qu’on appelle le critère de Hillas : Emax < ZeBRv/c, où v, B et R sont, respectivement, la vitesse typique des chocs et des vents stellaires, le champ magnétique à l'intérieur de la superbulle, et la taille de la superbulle. En supposant que B ≈ 10 μG , R ≈ 100 pc et v ≈ 3000 km s-1, on obtient effectivement Emax ∼ 10 PeV. Mais cette estimation repose sur l'hypothèse implicite que l'accélérateur de particules fonctionne à l'échelle réelle de 100 pc. C’est possible, mais il est également très possible selon les auteurs que les protons soient en fait accélérés dans un sous-système, par exemple un résidu de supernova en expansion à l'intérieur de la superbulle, et ne produisent des rayons gamma qu'après avoir diffusé dans la cavité et atteint la coquille dense et fortement magnétisée qui entoure la superbulle. Cela démontre d’ailleurs l'importance de distinguer les superbulles en tant que sources de rayons gamma et en tant qu'accélérateurs de particules.

C’est donc pour éclaircir cette hypothèse alléchante que Thibault Vieu (Max Planck Institut für Kerphysik) et ses collaborateurs ont cherché à déterminer dans quelles circonstances l'accélération des protons à des énergies supérieures au pétaélectronvolt (PeV) peut être attendue dans une superbulle. Ils montrent que le choc avant externe d’une superbulle peut expliquer l'accélération de particules jusqu'à 100 TeV seulement. En revanche, les chocs primaires internes tels que ceux issus de résidus de supernova en expansion dans le milieu de faible densité, si ils sont associés au choc de terminaison du vent collectif qui se forme autour d'un jeune amas d’étoiles compact, fournissent des canaux bien plus favorables pour accélérer les protons jusqu'à 1 PeV et même au-delà. Ils trouvent dans leurs modélisations que, dans des conditions raisonnables, les supernovas, qui produisent des chocs puissants dans le vent magnétisé au sein d’un amas d'étoiles massives jeune et compact, s'avèrent être les systèmes les plus prometteurs pour accélérer les protons au-dessus de 10 PeV. Et d’après leurs résultats, une réaccélération stochastique dans le plasma fortement turbulent s'avère beaucoup moins efficace que ne le prétendaient des travaux antérieurs, puisqu’ils obtiennent une énergie maximale des protons d'au plus de quelques centaines de TeV dans ce cas.

Vieu, qui a récemment soutenu sa thèse, effectuée à Paris au laboratoire Astroparticule & Cosmologie sur ce même sujet, a considéré avec ses collaborateurs un certain nombre de scénarios avec des paramètres environnementaux typiques, en veillant constamment à ce que l'équilibre énergétique global soit conservé, en particulier entre l'apport d'énergie mécanique de l'amas d'étoiles et la turbulence excitée autour de lui. En utilisant des arguments motivés physiquement, ils justifient que la limite de Hillas peut être appliquée, mais à condition que la vitesse caractéristique du système soit identifiée avec précision, ainsi que son champ magnétique. Dans le scénario le plus efficace, les étoiles massives évoluent dans un milieu particulier. La turbulence doit être confinée à l'intérieur de l'amas, car la densité d'énergie turbulente libérée dans le vent collectif autour de l'amas est négligeable. Cela implique la génération de grands champs magnétiques désordonnés et de forts écoulements dans le noyau de l'amas d’étoiles. Si l'amas est suffisamment puissant et compact, un grand choc de terminaison se formera pendant environ 10 millions d'années et accélérera les particules, jusqu'à plusieurs PeV, selon les chercheurs. De plus, des chocs de résidus de supernova peuvent être également produits depuis le bord de l'amas et accéléreront aussi efficacement les protons avant de dépasser le choc de terminaison. Dans ce scénario, les amas stellaires compacts les plus massifs de notre Galaxie, tels que Westerlund 1, fournissent des sources permettant d'accélérer efficacement les protons jusqu'à environ 10 PeV, sans avoir besoin d'une amplification supplémentaire du champ magnétique. Vieu et son équipe notent que leur estimation de l'énergie maximale atteinte dans ce scénario dépend faiblement de la masse de l'amas, tant que celui-ci est suffisamment puissant pour former un vent collectif.

Comme on s'attend à ce que la plupart des étoiles massives naissent au sein d’amas stellaires massifs compacts, cette classe de sources de rayons cosmiques devrait être assez commune dans la Voie Lactée. Des milliers d’amas ouverts ont été identifiés et caractérisés, mais on en connaît moins de 100 qui sont âgés de moins de 10 millions d’années, pouvant alimenter un vent collectif fortement magnétisé dans lequel les chocs de résidus de supernova vont s'étendre. Vieu et son équipe calculent qu’avec un taux moyen d'une puissante supernova par jeune amas stellaire tous les 100 000 ans, nous devrions attendre au moins un événements par millénaire dans la Galaxie, ce qui serait plus que suffisant pour rendre compte de la population de rayons cosmiques d’énergie supérieure à quelques PeV… 

Mais ils concluent sur une note moins optimiste : comme l'accélération des particules de l’ordre du PeV autour des chocs primaires noyés dans les superbulles se déroule toujours dans un environnement de faible densité, les interactions hadroniques ultérieures ne devraient avoir lieu que dans la coquille dense délimitant la cavité de la superbulle. Or, le flux incident des protons atteignant la coquille après diffusion dans la cavité devrait être trop faible pour produire des signatures de rayons gamma détectables par nos instruments actuels les plus sensibles tels que LHAASO…


Source

Can superbubbles accelerate ultrahigh energy protons? 

T Vieu, et al.

Monthly Notices of the Royal Astronomical Society, Volume 515, Issue 2, (September 2022)

https://doi.org/10.1093/mnras/stac1901


Illustration 

Image composite de la superbulle N44 dans le Grand Nuage de Magellan (Rayons X : NASA/CXC/U.Mich./S.Oey, IR : NASA/JPL, Optique : ESO/WFI/2.2-m)

2 commentaires :

Pascal a dit…

Bonjour,

Ca bouge pas mal concernant les rayons cosmiques de haute énergie ; à côté de cet article très intéressant sur les superbulles, vient de paraitre un papier de Fang et al (Phys. Rev. Let.)sur le SNR G 106.3+2.7, associé à un pulsar ; en plus des émissions GeV du PSR, le SNR émet des gamma jusqu'à 100 TeV. En principe 2 origines sont possibles, soit la diffusion IC par des électrons relativistes, soit des protons de l'ordre du PeV, via la désintégration de pions neutres;
Selon Fang, l'analyse du spectre à partir de 12 ans de données de Fermi LAT est très en faveur de la piste hadronique, et il pense qu'une population de SNR de ce type pourrait contribuer au "genou" des RC. (https://arxiv.org/abs/2208.05457)
Au delà du PeV, il faut sans doute évoquer d'autres pistes, comme celle des associations d'étoiles massives.

Thibault a dit…

Bonjour et merci pour cet article qui résume bien les idées clefs du papier. Attention toutefois à la formule "et son équipe" qui peut prêter à confusion. Préférer "et al." ou "et collaborateurs" et, dans l'idéal, créditer au moins une fois les noms complets.

Autrement nous avons montré dans un follow-up récent que, sous des hypothèses raisonnables, notre scénario d'accélération dans les cœurs d'amas compacts permet de reproduire le flux des rayons cosmiques entre 1 et 100 PeV, jusqu'à la transition extragalactique.

Amicalement
T. Vieu