20/09/22

Du phosphore (brique de base du vivant) en grande quantité dans l'océan d'Encelade


Une récente étude montre que l’océan d’Encelade doit contenir de grandes quantités de phosphore, le dernier élément crucial pour la vie qui manquait encore à l’appel dans les analyses du contenu des eaux chaudes du satellite saturnien. L’étude est publiée dans PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences).

Encelade, satellite de Saturne, possède un océan souterrain qui contient de nombreux éléments constitutifs de la vie (composés organiques et inorganiques, ammoniac, sulfure d'hydrogène), qui ont pu être détectés directement par la sonde Cassini, et à distance, dans les geysers qui émanent des fissures de sa croûte de glace au niveau de son pôle sud. Il contient aussi de l'énergie chimique (déséquilibres utiles pour la méthanogénèse). Mais il restait une inconnue de taille pour évaluer l’habitabilité de cet océan chaud, qui est la disponibilité d’un des six éléments organiques de base : le phosphore. Jihua Hao (University of Science and Technology of China) et ses collaborateurs américains ont effectué une modélisation thermodynamique et cinétique qui simule la géochimie du phosphore en se basant sur les connaissances récentes de la géochimie du système océan-plancher océanique d'Encelade.

Ils montrent que le phosphore aqueux devrait principalement exister sous forme d'orthophosphate (par exemple, HPO4 2-), et que le phosphore inorganique total dissous pourrait atteindre 10-7 à 10-2 mol/kg d’eau, augmentant généralement avec la baisse du pH et la hausse du CO2 dissous, mais dépendant également de l'ammoniac et de la silice dissous. Ces niveaux sont beaucoup plus élevés que les 10-10 mol/kg H2O des estimations précédentes, et ils sont même proches ou supérieurs à la valeur de 10-6 mol/kg H2O qu’on mesure dans l'eau de mer de la Terre actuelle. Hao et ses collaborateurs attribuent la forte concentration de phosphore à une forte concentration de (bi)carbonate, qui diminue les concentrations de cations multivalents via la formation de minéraux carbonatés, ce qui permet au phosphate de s'accumuler. La modélisation cinétique de la dissolution des minéraux phosphatés suggère selon les chercheurs que la libération géologiquement rapide du phosphore par l'altération du plancher océanique d'un noyau rocheux chondritique pourrait fournir des millimoles de phosphore dissous par kilogramme d’eau en seulement 100 000 ans, soit beaucoup moins que l'âge estimé de l'océan d'Encelade (entre 100 mégannées et 1 gigannée).

Et le constat que le phosphate devrait être abondant dans l'océan d'Encelade implique qu'une autre composante majeure de l'habitabilité est susceptible d'y être satisfaite. En effet, le phosphate devient limitant pour la croissance des méthanogènes hydrogentrophes terrestres en dessous de 10-8 à 10-6 mol/l de phosphate, et cette exigence peut être facilement satisfaite par les niveaux élevés de phosphate déduits dans l'océan d'Encelade. Pour Hao et ses collaborateurs, si la vie existe dans l'océan Encelade, son activité pourrait favoriser la biodisponibilité du phosphore. Par exemple, la vie peut ne pas seulement synthétiser du phosphore organique et augmenter la concentration de phosphore total dissous, mais aussi recycler le phosphore organique dans le milieu océanique. Pour les chercheurs, la découverte d'abondances appréciables d'espèces de phosphore organique contenant des liaisons ester phosphate, et particulièrement phosphoanhydride, impliquerait très probablement une biosynthèse, puisqu'un état de déséquilibre significatif serait impliqué, étant donné ce que nous savons des conditions de l'océan d'Encelade.

Selon eux, ce qui pourrait limiter l'habitabilité de l'océan d'Encelade ne seraient donc pas les éléments chimiques organiques de base CHNOPS ou les sources d'énergie, si tant est que la détection de H2S et les prédictions sur la disponibilité du phosphore peuvent être confirmées, soit par des analyses supplémentaires des données de l'analyseur de poussières de Cassini, soit par une détection par des missions futures. Les mesures des sels de phosphate de sodium permettraient par exemple de tester directement les prédictions du modèle géochimique utilisé, et la concentration océanique de phosphore par rapport à d'autres éléments biogènes permettrait d'évaluer quantitativement si le phosphore ou un autre élément est un nutriment limitant pour la vie putative.

Les données de Cassini montrent que l'hydrogène moléculaire et les composés organiques représentent des sources substantielles de donneurs d'électrons pour les microbes, y compris les méthanogènes. La disponibilité d'accepteurs d'électrons (oxydants) est cependant potentiellement limitante. La production d'oxydants (O2 et H2O2) à partir de la radiolyse des molécules d'eau est relativement lente sur Encelade, et il peut y avoir des complications supplémentaires telles que le transport discontinu des oxydants de la surface vers l'océan ou le piégeage des espèces réactives de l'oxygène par les composés organiques dans l'océan. Le seul oxydant abondamment disponible qui a été observé dans l’océan d’Encelade est le carbone inorganique sous forme d'espèces de carbonate. Cet oxydant semble être suffisant pour permettre une méthanogénèse hydrogénotrophique (CO2,aq + 4 H2,aq → CH4,aq + 2 H2O) qui fournirait suffisamment d'énergie pour soutenir les organismes méthanogènes. Mais les chercheurs notent que le potentiel pour soutenir des métabolismes dépendant d'autres oxydants peut être plus restreint sur Encelade. Les métaux de transition constituent aussi un autre facteur limitant la vie possible. Ces métaux sont nécessaires pour catalyser les réactions biologiques d'oxydoréduction, notamment la méthanogénèse, qui utilise des enzymes à base de nickel. La disponibilité des métaux de transition dans l'océan d'Encelade peut être faible en raison de la faible solubilité de leurs formes minérales dans l'eau océanique alcaline, riche en carbonates et réduite (par exemple, le fer, le nickel, le zinc et le molybdène). Si cet effet est important, alors la zone la plus habitable sur Encelade pourrait être l'interface eau-roche où ces éléments sont les plus accessibles. Alternativement, il pourrait y avoir un potentiel de mobilisation des métaux par chélation dans un océan riche en matière organique.

Ces résultats fournissent en tous cas des preuves supplémentaires de l'existence de conditions océaniques potentiellement habitables et montrent qu'une vie océanique sur Encelade ne serait pas inhibée par une faible disponibilité de phosphore. Cela souligne que pour sonder plus profondément les perspectives de vie dans l'océan d'Encelade, il est maintenant nécessaire de penser au-delà des éléments organiques de base (CHNOPS).

 

Source

Abundant phosphorus expected for possible life in Enceladus’s ocean

Jihua Hao et al.

PNAS 119 (39) e2201388119 (19 September 2022)

https://doi.org/10.1073/pnas.2201388119


Illustration

Encelade imagé par la sonde Cassini (NASA/JPL)

3 commentaires :

Claire a dit…

Bonjour et merci pour ce nouvel article.
Encelade a donc tout ce qu'il faut (ou presque) pour abriter la vie...mais nous parlons là de la vie telle qu'on la connait aujourd'hui. Je me suis toujours demandé pourquoi il fallait se cantonner à ce que nous connaissons. Existe-il des équipes qui cherche des signes de vie différent de ce que nous connaissons?

Dr Eric Simon a dit…

Je ne sais pas si les recherches en exobiologie qui s'intéressent à d'autres composés que les fameux CHNOPS sont nombreuses... Ca doit exister mais ça doit être très confidentiel.

Pascal a dit…

Bonjour,

Quelques éléments de réponse dans l'article de Wikipedia "Biochimies hypothétiques"

Les recherches sur les biochimies alternatives sont minoritaires, pas (seulement) par conformisme, mais pour de solides raisons objectives développées depuis un demi siècle. Du moins pour la vie à la surface d'une planète tellurique proche des conditions terrestres ; mais Encelade est emblématique de l'ouverture vers d'autres milieux aux conditions physico-chimiques différentes, justifiant de s'intéresser à des biochimies +/- exotiques, qu'elles en restent aux éléments atomiques de la recette terrestre (eg ammoniac comme solvant à la place de l'eau) ou non (eg arsenic à la place du phosphore).

Au delà du système solaire (Europe, Titan), la quantité croissante de données et de leur diversité sur les exoplanètes et leur atmosphère ira fatalement dans le même sens.

A rapprocher du développement de la chimie interstellaire, très exotique selon les normes terrestres, en termes de température, densité et échelle temporelle, mais que beaucoup voient comme un stade obligé de l'évolution prébiotique.