Une récente étude montre que l’océan d’Encelade doit contenir de grandes quantités de phosphore, le dernier élément crucial pour la vie qui manquait encore à l’appel dans les analyses du contenu des eaux chaudes du satellite saturnien. L’étude est publiée dans PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences).
Encelade, satellite de Saturne, possède un océan souterrain qui contient de nombreux éléments constitutifs de la vie (composés organiques et inorganiques, ammoniac, sulfure d'hydrogène), qui ont pu être détectés directement par la sonde Cassini, et à distance, dans les geysers qui émanent des fissures de sa croûte de glace au niveau de son pôle sud. Il contient aussi de l'énergie chimique (déséquilibres utiles pour la méthanogénèse). Mais il restait une inconnue de taille pour évaluer l’habitabilité de cet océan chaud, qui est la disponibilité d’un des six éléments organiques de base : le phosphore. Jihua Hao (University of Science and Technology of China) et ses collaborateurs américains ont effectué une modélisation thermodynamique et cinétique qui simule la géochimie du phosphore en se basant sur les connaissances récentes de la géochimie du système océan-plancher océanique d'Encelade.
Ils montrent que le phosphore aqueux devrait principalement
exister sous forme d'orthophosphate (par exemple, HPO4 2-),
et que le phosphore inorganique total dissous pourrait atteindre 10-7
à 10-2 mol/kg d’eau, augmentant généralement avec la baisse du pH et
la hausse du CO2 dissous, mais dépendant également de l'ammoniac et
de la silice dissous. Ces niveaux sont beaucoup plus élevés que les 10-10
mol/kg H2O des estimations précédentes, et ils sont même proches ou
supérieurs à la valeur de 10-6 mol/kg H2O qu’on mesure
dans l'eau de mer de la Terre actuelle. Hao et ses collaborateurs attribuent la
forte concentration de phosphore à une forte concentration de (bi)carbonate,
qui diminue les concentrations de cations multivalents via la formation de
minéraux carbonatés, ce qui permet au phosphate de s'accumuler. La modélisation
cinétique de la dissolution des minéraux phosphatés suggère selon les
chercheurs que la libération géologiquement rapide du phosphore par
l'altération du plancher océanique d'un noyau rocheux chondritique pourrait
fournir des millimoles de phosphore dissous par kilogramme d’eau en seulement
100 000 ans, soit beaucoup moins que l'âge estimé de l'océan d'Encelade (entre
100 mégannées et 1 gigannée).
Et le constat que le phosphate devrait être abondant dans
l'océan d'Encelade implique qu'une autre composante majeure de l'habitabilité
est susceptible d'y être satisfaite. En effet, le phosphate devient limitant
pour la croissance des méthanogènes hydrogentrophes terrestres en dessous de ∼10-8
à 10-6 mol/l de phosphate, et
cette exigence peut être facilement satisfaite par les
niveaux élevés
de phosphate déduits dans l'océan d'Encelade.
Pour Hao et ses collaborateurs, si la vie existe dans l'océan Encelade, son
activité pourrait favoriser la biodisponibilité du phosphore. Par exemple, la
vie peut ne pas seulement synthétiser du phosphore organique et augmenter la
concentration de phosphore total dissous, mais aussi recycler le phosphore
organique dans le milieu océanique. Pour les chercheurs, la découverte
d'abondances appréciables d'espèces de phosphore organique contenant des
liaisons ester phosphate, et particulièrement phosphoanhydride, impliquerait
très probablement une biosynthèse, puisqu'un état de déséquilibre significatif
serait impliqué, étant donné ce que nous savons des conditions de l'océan
d'Encelade.
Selon eux, ce qui pourrait limiter l'habitabilité de l'océan
d'Encelade ne seraient donc pas les éléments chimiques organiques de base
CHNOPS ou les sources d'énergie, si tant est que la détection de H2S et les
prédictions sur la disponibilité du phosphore peuvent être confirmées, soit par
des analyses supplémentaires des données de l'analyseur de poussières de
Cassini, soit par une détection par des missions futures. Les mesures des sels
de phosphate de sodium permettraient par exemple de tester directement les
prédictions du modèle géochimique utilisé, et la concentration océanique de
phosphore par rapport à d'autres éléments biogènes permettrait d'évaluer
quantitativement si le phosphore ou un autre élément est un nutriment limitant
pour la vie putative.
Les données de Cassini montrent que l'hydrogène moléculaire
et les composés organiques représentent des sources substantielles de donneurs
d'électrons pour les microbes, y compris les méthanogènes. La disponibilité
d'accepteurs d'électrons (oxydants) est cependant potentiellement limitante. La
production d'oxydants (O2 et H2O2) à partir de
la radiolyse des molécules d'eau est relativement lente sur Encelade, et il
peut y avoir des complications supplémentaires telles que le transport
discontinu des oxydants de la surface vers l'océan ou le piégeage des espèces
réactives de l'oxygène par les composés organiques dans l'océan. Le seul
oxydant abondamment disponible qui a été observé dans l’océan d’Encelade est le
carbone inorganique sous forme d'espèces de carbonate. Cet oxydant semble être
suffisant pour permettre une méthanogénèse hydrogénotrophique (CO2,aq
+ 4 H2,aq → CH4,aq + 2 H2O) qui fournirait
suffisamment d'énergie pour soutenir les organismes méthanogènes. Mais les
chercheurs notent que le potentiel pour soutenir des métabolismes dépendant
d'autres oxydants peut être plus restreint sur Encelade. Les métaux de
transition constituent aussi un autre facteur limitant la vie possible. Ces
métaux sont nécessaires pour catalyser les réactions biologiques
d'oxydoréduction, notamment la méthanogénèse, qui utilise des enzymes à base de
nickel. La disponibilité des métaux de transition dans l'océan d'Encelade peut
être faible en raison de la faible solubilité de leurs formes minérales dans
l'eau océanique alcaline, riche en carbonates et réduite (par exemple, le fer,
le nickel, le zinc et le molybdène). Si cet effet est important, alors la zone
la plus habitable sur Encelade pourrait être l'interface eau-roche où ces
éléments sont les plus accessibles. Alternativement, il pourrait y avoir un
potentiel de mobilisation des métaux par chélation dans un océan riche en
matière organique.
Ces résultats fournissent en tous cas des preuves
supplémentaires de l'existence de conditions océaniques potentiellement
habitables et montrent qu'une vie océanique sur Encelade ne serait pas inhibée
par une faible disponibilité de phosphore. Cela souligne que pour sonder plus
profondément les perspectives de vie dans l'océan d'Encelade, il est maintenant
nécessaire de penser au-delà des éléments organiques de base (CHNOPS).
Source
Abundant phosphorus expected for
possible life in Enceladus’s ocean
Jihua Hao et
al.
PNAS 119 (39)
e2201388119 (19 September 2022)
https://doi.org/10.1073/pnas.2201388119
Illustration
Encelade imagé par la sonde Cassini (NASA/JPL)
3 commentaires :
Bonjour et merci pour ce nouvel article.
Encelade a donc tout ce qu'il faut (ou presque) pour abriter la vie...mais nous parlons là de la vie telle qu'on la connait aujourd'hui. Je me suis toujours demandé pourquoi il fallait se cantonner à ce que nous connaissons. Existe-il des équipes qui cherche des signes de vie différent de ce que nous connaissons?
Je ne sais pas si les recherches en exobiologie qui s'intéressent à d'autres composés que les fameux CHNOPS sont nombreuses... Ca doit exister mais ça doit être très confidentiel.
Bonjour,
Quelques éléments de réponse dans l'article de Wikipedia "Biochimies hypothétiques"
Les recherches sur les biochimies alternatives sont minoritaires, pas (seulement) par conformisme, mais pour de solides raisons objectives développées depuis un demi siècle. Du moins pour la vie à la surface d'une planète tellurique proche des conditions terrestres ; mais Encelade est emblématique de l'ouverture vers d'autres milieux aux conditions physico-chimiques différentes, justifiant de s'intéresser à des biochimies +/- exotiques, qu'elles en restent aux éléments atomiques de la recette terrestre (eg ammoniac comme solvant à la place de l'eau) ou non (eg arsenic à la place du phosphore).
Au delà du système solaire (Europe, Titan), la quantité croissante de données et de leur diversité sur les exoplanètes et leur atmosphère ira fatalement dans le même sens.
A rapprocher du développement de la chimie interstellaire, très exotique selon les normes terrestres, en termes de température, densité et échelle temporelle, mais que beaucoup voient comme un stade obligé de l'évolution prébiotique.
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