vendredi 12 avril 2024

Des fusions stellaires à l'origine du champ magnétique des étoiles massives


La plupart des champs magnétiques stellaires, y compris celui du Soleil, sont produits par une dynamo générée dans des couches intérieures soumises à une convection. Les étoiles massives (huit masses solaires ou plus) n’ont pas d’intérieur convectif, on ne sait donc pas pourquoi environ 7 % d’entre elles ont tout de même un champ magnétique. Une équipe d'astrophysiciens à découvert que dans un système binaire d'étoiles massives, l'une des deux est magnétique mais pas l'autre, et elles semblent n'avoir pas le même âge non plus, ce qui les mène sur une bonne piste d'explication... L'étude est publiée dans Science

Les étoiles dont la masse initiale est supérieure à 8 masses solaires libèrent de grandes quantités d'énergie dans leur environnement immédiat et dans leurs galaxies hôtes. Ces étoiles massives terminent leur vie de manière explosive sous forme de supernovas et de sursauts gamma, et produisent des étoiles à neutrons et des trous noirs. Les étoiles massives peuvent également connaître des fusions avant leur explosion, mais on ne sait pas exactement à quelle fréquence cela se produit, ni quel effet cela a sur leur évolution stellaire. De plus, on sait que plus de 90 % des étoiles massives vivent dans des systèmes binaires ou multiples d’ordre supérieur, ce qui augmente les chances d’une fusion au cours de leur vie.

Si une étoile massive possède un champ magnétique, la quantité de masse perdue à cause des vents stellaires devrait être réduite par rapport à celle d’une étoile massive non magnétique. Cela laisse plus de masse stellaire disponible à la fin de la vie de l'étoile pour former un objet compact. Mais l’origine du magnétisme des étoiles massives n’est encore pas bien comprise. Les étoiles de masse inférieure, comme le Soleil, entretiennent des champs magnétiques lorsque le transfert de chaleur par convection dans leur enveloppe intérieure provoque la circulation d'un plasma chargé, qui agit alors comme une dynamo. Dans les étoiles plus massives, le transfert de chaleur dans les enveloppes est radiatif et non convectif, elles ne peuvent donc pas entretenir de champs magnétiques de cette manière.

Néanmoins, il a été observé qu'environ 7 % des étoiles de type O, celles dont la masse de naissance est supérieure à 15 M⊙ , possèdent des champs magnétiques de surface qui arborent des intensités de centaines ou des milliers de Gauss. Plusieurs origines potentielles de ces champs magnétiques dans les étoiles massives ont été proposées. Une possibilité est qu’il s’agirait de restes des champs magnétiques présents dans le matériau à partir duquel les étoiles se sont formées, et qui ont ensuite été entretenus par convection avant que l’étoile n’atteigne la séquence principale. Mais il n’est pas clair si de tels champs pourraient survivre une fois que les étoiles atteignent la séquence principale. Alternativement, des champs magnétiques pourraient être produits par le mélange de matériaux stellaires, par exemple lors d'une interaction ou d'une fusion stellaire. 

Abigail Frost (observatoire de Leuven) et ses collaborateurs ont cherché dans cette direction en observant par interférométrie et spectroscopie l'étoile massive binaire HD 148937, qui est située à 3800 années-lumière. Il ne l'ont pas choisie par hasard car HD 148937 est une étoile dont la raie d'émission optique Hα présente une variabilité de courte période dans sa largeur (avec une période de 7,08 jours), ce qui a été interprété il y a quelques années comme une indication indirecte de la présence d'un champ magnétique dipolaire, ainsi que d'un vent stellaire confiné par ce champ magnétique et d'une magnétosphère dynamique corotative, avec une intensité de champ estimée à 1020 ± 300 G. On sait par ailleurs que HD 148937 est entourée d'une très jolie nébuleuse bipolaire complexe, avec des abondances de phase gazeuse enrichies en carbone, azote et oxygène. Cette nébuleuse entourant le système HD 148937 est connue sous le nom de NGC 6164/6165 ou encore l'Œuf du Dragon. Elle est âgée de 7 500 ans, soit des centaines de fois plus jeune que les deux étoiles. La composition de cette nébuleuse est surprenante car ces éléments sont normalement attendus au plus profond d’une étoile, et non à l’extérieur, c'est comme si un événement violent les avait libérés...

Frost et ses collègues ont rassemblé neuf années de données provenant des instruments PIONIER et GRAVITY, installés sur l'interféromètre du Very Large Telescope (VLTI) de l'ESO. Ils ont également utilisé les données d'archives de l'instrument FEROS du télescope de La Silla.

Les chercheurs ont ainsi caractérisé HD 148937 à partir d'observations interférométriques et spectroscopiques à multi-époques. Ils observent qu'une forte raie d'émission Balmer (Br γ) est présente à 2,16 μm dans le spectre de l'instrument GRAVITY. L'ajustement des données interférométriques montre que cette raie ne peut être associée qu'à l'étoile primaire, pas à l'étoile secondaire. Or, une forte émission de type Br γ est un signe indirect de vents stellaires confinés par un champ magnétique, et ça a par exemple été utilisé comme indicateur de magnétosphères dans les étoiles chaudes. Étant donné que la raie Br γ provient uniquement de l'étoile primaire, Frost et al. en concluent qu'une seule étoile dans HD 148937 possède un champ magnétique puissant, ce qui est étonnant.
Les chercheurs ont aussi déterminé les positions astrométriques des deux étoiles en 10 points sur leur orbite. L'ajustement d'un modèle orbital, combiné aux données de vitesse radiale provenant de spectres d'archives permet de trouver une période orbitale P = 25,76 ± 0,82 ans, une excentricité orbitale e = 0,7782 ± 0,0051, une inclinaison orbitale i = 84,07 ± 0,10° et une masse totale du système M1 + M2 = 56,52 ± 0,75 M⊙ (ce sont de bien grosses étoiles).  Mais on ne connaît pas les masses individuelles des deux étoiles. 
Les mesures orbitales indiquent tout de même que l’étoile primaire est plus massive que l’étoile secondaire ; et on s'attend donc à ce que ce soit celle là qui ait évolué le plus rapidement. Mais les luminosités bolométriques et les températures effectives des deux étoiles issues de l'analyse atmosphérique indiquent que l'étoile primaire semble en fait plus jeune que l'étoile secondaire. Une comparaison des mesures avec les traces évolutives théoriques a été faite en utilisant une méthode de comparaison bayésienne pour quantifier les âges stellaires. Frost et ses collaborateurs ont considéré deux cas pour l’étoile secondaire : un qui inclut l’enrichissement en azote observé et un qui ne l’inclut pas. Les résultats indiquent que l'étoile primaire (celle qui est magnétique) a un âge estimé à 2,68 millions d'années, tandis que la secondaire a un âge estimé à 4,10 millions d'années sans inclure l'estimation de l'enrichissement en azote, ou 6,58 millions d'années si on l'inclut. Par conséquent, l’étoile secondaire apparaît plus ancienne, que l’enrichissement en azote soit pris en compte ou non. Cette différence d'âge d'au moins environ 1,4 million d'années, compte tenu des incertitudes de l'estimation, est statistiquement significative. L'hypothèse selon laquelle les deux étoiles auraient suivi la même évolution depuis leur formation et auraient essentiellement évolué comme des étoiles uniques est exclu par l'analyse. 

L’étoile primaire apparaît donc plus chaude et moins évoluée que l’étoile secondaire. L'étoile secondaire est enrichie en azote et appauvrie en carbone et en oxygène. Bien que la primaire semble riche en azote, la présence de fortes raies d'émission dues aux vents magnétiquement confinés empêche de le quantifier. La primaire tourne également plus vite que la secondaire, avec des vitesses équatoriales projetées v.sin i = 165 ± 20 km s-1 et 67 ± 15 km s-1 . Or, les champs magnétiques dans les étoiles massives provoquent une perte de quantité de mouvement et ralentissent leur rotation, un phénomène connu sous le nom de freinage magnétique. La vitesse de rotation rapide de la primaire implique donc que le champ magnétique actuellement observé n'a pas encore ralenti sa rotation. D'ailleurs, les courbes de lumière (les tracés de la luminosité en fonction du temps) qui ont été enregistrées avec le télescope TESS (Transiting Exoplanet Survey Satellite) indiquent que l'étoile principale a un axe magnétique qui est mal aligné avec son axe de rotation.

Pour expliquer le fait que l'étoile qui possède un champ magnétique est également celle qui apparaît la plus jeune, les chercheurs font appel à des modèles stellaires. Ils parviennent ainsi à montrer que les propriétés du système et de la nébuleuse bipolaire environnante peuvent être bien reproduites avec un modèle dans lequel deux étoiles ont fusionné (dans un système qui était triple à l'origine), pour produire l'étoile massive magnétique. 

C'est la fusion stellaire qui aurait produit l’étoile magnétique et l'aurait fait paraître plus jeune que sa compagne. Ces résultats fournissent ainsi des preuves observationnelles que des champs magnétiques se forment dans au moins certaines étoiles massives lors de fusions stellaires.

En conclusion, Frost et ses collaborateurs affirment que HD 148937 était probablement un système triple, avec un couple binaire interne proche et la troisième étoile lui tournant autour. Ce couple interne aurait subi une fusion il y a quelques milliers d’années, ce qui aurait produit un champ magnétique dans l’étoile fusionnée et dans la nébuleuse entourant le système. Cette étude fournit ainsi un soutien observationnel validant le processus de fusion stellaire comme étant une source viable de magnétisme dans les étoiles massives, comme cela avait été suggéré précédemment sur des bases théoriques. Ce qui est intéressant et que relèvent les auteurs, c'est que la fraction des étoiles de type O qui devraient théoriquement connaître une fusion est de 8 ± 3 %, ce qui est très similaire à la fraction d'environ 7 %  qui est observée pour les étoiles massives ayant un champ magnétique. Ainsi, il est maintenant très tentant de voir le mécanisme de fusion stellaire comme étant l’origine dominante des champs magnétiques dans les étoiles massives.


Source

A magnetic massive star has experienced a stellar merger
A. J. Frost et al.
Science Vol 384, Issue 6692 (11 Apr 2024)


Illustrations

1. Image de HD 148937 entourée de sa nébuleuse bipolaire NGC 6164/6165, prise avec le VLT Survey Telescope, shows the beautiful nebula  (ESO / VPHAS+ Team / CASU)
2. Evolution de la densité et du champ magnétique au cours d'une fusion stellaire (Schneider et al.)
3. Abigail Frost



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