jeudi 7 octobre 2021

JUNA : le nouvel outil puissant de l'astrophysique nucléaire


Après LUNA dans le laboratoire du Gran Sasso, voici le second accélérateur de particules installé dans un laboratoire très profond, à 2400 m sous terre dans le laboratoire chinois de Jinping. Il s'appelle JUNA (Jinping Underground Nuclear Astrophysics) et permet d'étudier des réactions nucléaires astrophysiques qui nécessitent un très bas bruit de fond. Les chercheurs chinois publient aujourd'hui dans Physical Review Letters leurs toutes premières mesures, qui sont consacrées à une réaction clé du fluor dans les étoiles.

L'origine du fluor est un peu déroutante. Cet élément est quasi absent des principales réactions nucléaires dans les étoiles, ce qui rend difficile la compréhension de sa formation. Mais on sait que le fluor est facilement détruit par les protons et les noyaux d'hélium.

Etant l'unique isotope stable du fluor, l'abondance du 19F est très sensible aux conditions physiques au sein des étoiles. Il est donc souvent utilisé pour sonder les scénarios de nucléosynthèse parfois très disputés. Le plus probable est que le fluor peut être produit soit pendant l'effondrement du coeur des supernovas de type II, soit dans les étoiles Wolf-Rayet ou bien dans la zone convective déclenchée par une impulsion thermique dans les étoiles de la branche géante asymptotique (AGB) . Récemment, des surabondances de fluor par des facteurs de 800 à 8000 ont été observées dans les étoiles R-Coronae-Borealis, fournissant des preuves de la synthèse du fluor dans ces supergéantes déficientes en hydrogène. Mais une description détaillée de la nucléosynthèse du fluor fait toujours défaut malgré son importance cruciale.
Les principaux contributeurs au fluor galactique sont les étoiles AGB. Les surabondances de fluor observées ne peuvent pas être expliquées par les modèles standards d'étoiles AGB, un mélange supplémentaire est toujours nécessaire. Par exemple, les phénomènes de mélange profond dans les étoiles AGB peuvent modifier la composition isotopique de la couche externe de l'étoile du fait de la capture de protons à basse température. Dans ce cas, la principale réaction de destruction du fluor 19F(p,α) 16O peut modifier les abondances de fluor en surface. Quant aux étoiles post-AGB déficientes en hydrogène, le mélange d'hydrogène joue un rôle clé pour inverser l'effet de la combustion excessive de l'He et donne des abondances élémentaires en meilleur accord avec les observations. Ici , la réaction 19F(p,α)16O peut être très importante, parce qu'elle éliminerait à la fois les protons et les noyaux de fluor du scénario de nucléosynthèse. Pour pouvoir produire une modélisation précise de ces processus, la section efficace de la réaction 19F(p,α) 16O (sa probabilité) doit être déterminée à une énergie comprise entre 50 et 300 keV dans le centre de masse (entre le noyau d'hydrogène (proton) et le noyau de fluor-19).

C'est là qu'intervient la possibilité de produire ces réactions nucléaires dans un environnement à très bas bruit de fond pour mesurer cette réaction à relativement basse énergie. Car cette réaction nucléaire est très rare, sa section efficace est extrêmement faible. Jusqu'à aujourd'hui, il existait un seul accélérateur de ce type pour faire de l'astrophysique nucléaire souterraine, l'accélérateur italien LUNA (Laboratory for Underground Nuclear Astrophysics), qui permet d'accélérer non seulement des protons mais aussi des ions comme des deutérons ou des noyaux d'hélium. L'installation de LUNA avait commencé avec un accélérateur de 50 kV, installé au Gran Sasso en 1993. Depuis 2001, l'expérience a été équipée d'un accélérateur de 400 kV, et il est prévu dans un futur proche une mise à niveau avec une nouvelle machine de 3,5 MV.

Au cours des dernières décennies, LUNA a apporté une contribution précieuse à notre compréhension de la nucléosynthèse primordiale, ainsi que de la combustion de l'hydrogène et de l'hélium dans les étoiles. On lui doit notamment la mesure de réactions nucléaires associées à la production d'hélium-4 par la collision de deux noyaux d'hélium-3 : 3He (3He,2p) 4He, ou bien la production d'hélium-3 par fusion du deutérium et d'un proton D(p,γ)3He, ou plus récemment la production d'oxygène-16 par la fusion d'un noyau d'hélium avec un noyau de carbone-13 : 13C(α,n)16O, ou encore la production de fluor-19 par l'absorption d'un proton par un noyau d'oxygène-18 : 18O(p,γ)19F.

Les chercheurs chinois se sont inspirés des succès de LUNA pour développer un accélérateur similaire de 400 kV qui permet d'accélérer des protons et des noyaux d'hélium. Pour leur premier programme d'études, ils ont choisi quatre réactions clé des étoiles à combustion de l'hydrogène et de l'hélium, dont trois réactions associées à la production de l'oxygène-16 : 19F(p,αγ)16O, 25Mg(p,γ)26Al, 13C(α,n)16O , et 12C(α,γ)16O.

La mesure directe du taux de la réaction de destruction du fluor-19 créant un noyau d'oxygène accompagné d'un noyau d'hélium-4 (une particule alpha) et d'un photon, est obtenue en bombardant une cible de fluor avec des protons dont on connait très précisément le flux, et en mesurant le nombre de photons gamma produits. La cible de fluor est une fine couche de fluorure de calcium (CaF2) évaporée sur un support métallique, et dont l'épaisseur fait à peine une fraction de micron, .

Li Zhang et ses collaborateurs ont choisi de commencer par la réaction sur le fluor du fait de son importance dans le cycle CNO des étoiles et parce qu'elle est encore très mal connue à basse énergie et la précision avec laquelle sa section efficace est estimée ne satisfait pas encore aux exigences du modèle. L'objectif des chercheurs avec JUNA  était de mesurer le taux de cette réaction jusqu'aux plus basses énergies possibles. Ils parviennent à descendre jusqu'à 72,4 keV dans le centre de masse (et à monter jusqu'à 344 keV). 

L'énergie des photons gamma émis est de 6,13, 6,92 et 7,12 MeV, le noyau d'oxygène ayant plusieurs niveaux d'énergie possible. La réaction peut même produire juste une particule alpha en tombant directement sur l'état fondamental de 16O sans émission de photon. Mais dans ce cas, il faut détecter les particules alpha pour estimer le taux de réaction. 

À partir d'un courant de protons de 100 µA et des mesures dans la voie αγ, en détectant les photons gamma, Zhang et ses collègues mesurent 20 photons gamma par jour quand l'énergie de la réaction est de 100 keV dans le centre de masse! C'est très très faible... On comprend pourquoi ce type d'expérience ne peut être réalisée que dans un laboratoire souterrain protégé du rayonnement cosmique et entouré de roches très peu radioactives. En effet, au niveau de la mer, les rayons cosmiques ambiants produisent toujours des photons gamma de haute énergie, que l'on peut mesurer à un taux d'environ 2000 par heure. Pour se protéger des rayons cosmiques, le laboratoire de Jinping est meilleur que le Gran Sasso par un facteur 100 sur le flux de muons grâce à 1000 m de profondeur en plus... Alors que le flux de rayons cosmiques au niveau de la mer est de 2 10-2 cm−2 s−1, il tombe à 3 10-8 cm−2 s−1 dans le laboratoire du Gran Sasso et à 2 10-10 cm−2 s−1 dans le labo de Jinping. Le flux de muons y est donc divisé par 100 millions. Le taux de comptage du fond gamma résiduel dans le labo de Jingping à proximité de l'installation JUNA a ainsi été évalué à 2 10-6 coups.s-1 sur la plage d'énergie comprise  entre 3 et 8 MeV. Ca fait environ 0,2 coups par jour... soit 300 000 fois moins qu'à la surface de la mer. On voit que le flux de photons gamma ne suit pas complètement la baisse du flux de muons cosmiques car il existe toujours une radioactivité des roches même si elle est faible. Jingping a la chance d'être creusé dans une montagne dont les roches sont très peu radioactives : 10 fois moins que la moyenne pour le radon, 10 fois moins aussi pour le radium et 200 fois moins pour le thorium.

Avec le comptage de photons obtenus dans la réaction bombardant des protons sur du fluor, les chercheurs chinois en déduisent la section efficace de cette réaction transformant le fluor en oxygène. Elle vaut donc 7,2 picobarns (7,2 millième de milliardième de barn) à 100 keV d'énergie dans le centre masse. Pour la première fois, les chercheurs chinois peuvent montrer un résultat avec une incertitude remarquable de seulement 10%. 

Avec JUNA, les physiciens chinois viennent ainsi de montrer la puissance qu'offre un accélérateur installé à plus de 2 km sous terre pour faire de l'astrophysique nucléaire et étudier les réactions qui ont lieu au coeur des étoiles. LUNA et JUNA vont devenir deux installations très complémentaires et resteront des outils de choix pour fournir des données expérimentales précises pour la validation des modèles astrophysiques. 


Source

Direct Measurement of the Astrophysical 19F(p,αγ)16O Reaction in the Deepest Operational Underground Laboratory
L. Y. Zhang et al.
Phys. Rev. Lett. 127, 152702 (7 October 2021)


Illustrations

1. Schéma de la réaction transformant le fluor-19 en oxygène-16 et une particule alpha accompagnée d'un photon par l'interaction d'un proton (Carin Cain/APS)

2. Vue schématique de l'environnement du laboratoire souterrain de Jinping (J.Phys.Conf.Ser. 375 (2012) 042061, Yue Qian et al.)

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