Sur Jupiter, la façon dont les caractéristiques des vortex atmosphériques, dont le plus célèbre d'entre eux, la Grande Tache Rouge, changent avec la profondeur est encore inconnue. Une équipe de recherche à grande majorité états-unienne vient de publier des observations inédites effectuées avec le radiomètre à micro-ondes de la sonde Juno, ce qui permet d'en savoir plus... Ils publient leur travail cette semaine dans Science.
Les observations détaillées de l'atmosphère de Jupiter depuis plus d'un siècle ont montré qu'elle est caractérisée par un système durable de zones et de ceintures perturbées par des tempêtes et des cyclones, comme la Grande Tache Rouge (GRS). Les spécialistes s'attendaient à ce que la couche météorologique de Jupiter, où l'on observe des tempêtes, des tourbillons et des nuages convectifs, soit limitée aux profondeurs où la lumière solaire peut pénétrer et l'eau se condenser. Mais contrairement à cette attente, les données de la sonde Galileo ont montré à la fin des années 1990 que l'eau n'était pas bien mélangée, même bien en dessous de son niveau de condensation attendu. Des résultats de la sonde Juno ont aussi montré en 2017 que l'ammoniac et l'eau varient sur la majeure partie de la planète à des profondeurs bien supérieures à leurs niveaux de saturation attendus, et que les signatures gravitationnelles des flux atmosphériques s'étendent à des profondeurs proches de 3000 km. On s'attend ainsi à ce que la profondeur des tourbillons atmosphériques dépende de la manière dont le climat de Jupiter est impacté par la condensation des volatiles, mais aussi de l'importance de la convection humide, de l'instabilité barocline (la variation de la pression et de la température avec l'épaisseur) et de la convection profonde.
Scott Bolton (Southwest Research Institute, San Antonio) et ses collaborateurs sont parvenus à contraindre la structure tri-dimensionnelle de plusieurs tourbillons de Jupiter et leur extension sous les nuages grâce à l'exploitation de données de l'instrument radiomètre micro-ondes (MWR) de Juno.
MWR est un instrument conçus pour mesurer le flux émis par Jupiter (ou de manière équivalente la température de brillance) à une gamme de profondeurs qui s'étend depuis la sommet de l'atmosphère jusqu'à plus de 600 km sous les sommets des nuages visibles. MWR observe à six fréquences entre 0,6 et 22 GHz (longueurs d'onde de 50 cm à 1,3 cm), chacune échantillonnant une profondeur différente déterminée par la façon dont la transparence atmosphérique varie avec la fréquence. Jupiter émet plus d'énergie qu'elle n'en reçoit du Soleil et la température atmosphérique augmente avec la profondeur (via la pression).
Bolton et son équipe ont étudié la structure verticale de deux tourbillons observés le 6 avril 2019, pendant la 19e orbite de Jupiter par Juno, ainsi que la GRS. Juno avait été placée dans un mode de cartographie, dans lequel la direction de rotation de la sonde a été tournée de manière à échantillonner le long de la longitude (au lieu de la latitude habituelle). Ce mode d'observation permet de fournir des cartes d'images radio en fonction de la fréquence. Chaque carte de fréquence correspond à une profondeur différente déterminée par l'opacité atmosphérique, qui est principalement due à l'eau et à l'ammoniac.
Comme l'orbite de Juno passe sous les ceintures de radiation de Jupiter, MWR peut observer l'émission thermique atmosphérique sans contamination substantielle par l'émission synchrotron de la magnétosphère de la planète géante. La température de brillance observée à chaque fréquence est le résultat de l'intégration de l'émission de toutes les couches atmosphériques, pondérée par la fonction de contribution de chaque couche à la fréquence correspondante. Les cartes radio résultantes permettent alors de comparer les structures verticales des cyclones et anticyclones de Jupiter, y compris la Grande Tache Rouge qui a elle été observée par Juno le 11 juillet 2017. Rappelons que dans un vortex cyclonique, les vents soufflent dans le sens contraire des aiguilles d'une montre dans l'hémisphère nord et dans le sens des aiguilles d'une montre dans l'hémisphère sud ; dans un vortex anticyclonique, les vents soufflent dans la direction opposée.
La tranche cartographiée par MWR la moins profonde (à 22 GHz) est émise à partir d'une couche centrée là où la pression atmosphérique est de 0,7 bar (environ 10 km au-dessus du niveau de 1 bar qu'on considère conventionnellement comme la surface de Jupiter). Ca correspond approximativement au niveau de condensation de la glace d'ammoniac (les nuages d'ammoniac).
Aux fréquences plus basses, entre 5,2-10 GHz, MWR perce le niveau de condensation de l'eau à ~5-8 bar (environ 50-75 km sous le niveau 1 bar). À 600 MHz, la fréquence la plus basse de MWR, les tranches deviennent plus épaisses et plus profondes, atteignant plus de 100 bar (id est, jusqu'à 600 km sous le niveau 1 bar). Des observations à distance depuis la Terre à 8-22 GHz avaient détecté en 2016 et 2019 un tourbillon connu sous le nom d'Oval BA et la GRS à près de ~5 bar, alors que des tourbillons plus petits n'avaient pas été vus à ces fréquences, conduisant à la conclusion que les petits tourbillons resteraient confinés à la couche météorologique dans les 2-3 bar supérieurs de l'atmosphère. Comme les observations de Juno s'étendent à des fréquences plus basses, inaccessibles depuis les télescopes au sol, elles peuvent donc tester cette hypothèse.
Bolton et ses collaborateurs observent donc trois vortex : la Grande Tache Rouge (qui est un anticyclone situé à 18°S), ainsi qu'un petit cyclone situé à 38°N, 96°W et un autre anticyclone situé à 11°N, 99°W. Ils montrent que les trois vortex ont des racines profondes, s'étendant sous le niveau de condensation de l'eau dans la région des 5-10 bars. La GRS s'étend même probablement plus loin que les autres vortex (au-delà de 100 bars). Des mesures gravimétriques effectuées par Juno avaient indépendamment contraint la profondeur de la GRS à moins de 500 km (660 bar). Le modèle le mieux ajusté pour le vortex 19°N a une profondeur de racine probable s'étendant jusqu'à ~20 bars, avec des solutions possibles de 8 à 80 bars. Le vortex de 38°N est plus profond, le modèle le mieux ajusté impliquant une profondeur de racine probable de ~100 bars avec des solutions possibles de 20 à 200 bars.
Et le cyclone 38°N présente une anomalie positive à basse pression, qui s'inverse en une anomalie négative à des pressions comprises entre 3 et 6 bars, et s'étend à des pressions de 30 bars ou plus : il est plus chaud que son environnement vers le haut et plus froid vers le bas. Selon les chercheurs, ce phénomène nécessite que l'ammoniac soit transporté vers le bas depuis les couches supérieures vers les couches plus profondes de l'atmosphère de Jupiter, peut-être en raison de la formation de mushballs, un type de grêle multicouche ammoniac-eau qui avait été proposé en 2020 pour expliquer la déplétion en ammoniac qui était observée.
Pour l'anticyclone à 19°N, c'est une inversion de signe opposée qui est observée (plus chaud vers le bas et plus froid vers le haut), indiquée par la forte diminution du signal entre 5,2 GHz et 2,6 GHz, et le chevauchement des fonctions de contribution de ces fréquences. La région de transition pour ce tourbillon est donc située entre 6 et 12 bars, ce qui est beaucoup moins profond que ce qui est déduit pour la GRS. Car la GRS présente aussi une inversion avec une anomalie de température de brillance qui est négative à haute fréquence (vers le sommet) et positive à basse fréquence (vers les profondeurs). Pour Bolton et ses collaborateurs, cette inversion dans la Grande Tache Rouge indique une partie supérieure avec un contenu volatil accru (et/ou une température plus basse) passant à une partie inférieure avec un contenu volatil réduit (et/ou une température plus élevée) à des pressions proches de ~30 bar, ce qui est par ailleurs cohérent avec la mesure de gravité.
Les modèles des trois tourbillons permettent une large gamme de perturbations dues à la fois à l'ammoniac et aux variations de température. Bolton et son équipe comparent les tourbillons de 19°N et 38°N, en produisant une carte des abondances d'ammoniac et en utilisant un modèle de transfert radiatif en supposant un profil de température fixe. Ils constatent que l'atmosphère présente une abondance d'ammoniac qui augmente globalement depuis le niveau de 1 bar (130 parties par million en volume à 19°N et 230 ppmv à 38°N) jusqu'à 350 ppmv à des pressions supérieures à 100 bars. L'anticyclone de 19°N présente une anomalie positive de l'abondance de l'ammoniac de +60 ppmv aux basses pressions qui s'inverse en une anomalie de -20 ppmv près de 5 bars, et s'estompe pour devenir nulle aux pressions supérieures à 10 bars. Le cyclone 38°N est l'opposé : il montre une anomalie de -40 ppmv aux basses pressions qui s'inverse en une anomalie de +20 ppmv autour de 10 bars, qui s'estompe pour devenir nulle à des pressions supérieures à environ 30 bars.
Ces résultats indiquent que les plans médians des tourbillons anticycloniques (19°N et la GRS) se situent à des profondeurs différentes, très profondes pour la GRS mais proches du niveau de condensation de l'eau pour l'anticyclone 19°N. La dynamique de la GRS, son modèle de circulation et sa force motrice pourraient être très différents des autres vortex de l'atmosphère de Jupiter.
Bolton et ses collègues indiquent que les structures de la partie nord de la GRS et du tourbillon de 19°N sont conformes aux prédictions théoriques des tourbillons anticycloniques joviens, qui ont une partie supérieure dense/froide sur une partie inférieure de faible densité/chaude pour maintenir l'équilibre hydrostatique.
L'ammoniac et l'eau ont longtemps été considérés comme des traceurs inertes sous les nuages. On s'attendait donc à ce qu'ils soient mélangés uniformément jusqu'à la base des nuages, qui se trouve au-dessus du niveau de 1 bar pour l'ammoniac et du niveau de ~5-8 bar pour l'eau. Le rapport de mélange ne devait changer qu'à l'intérieur des nuages, en raison des processus météorologiques. Mais la détection de signatures de tourbillons individuels à des profondeurs supérieures au niveau de condensation de l'eau suggère la présence de processus dynamiques à petite échelle, tels que des précipitations et des courants descendants à des niveaux beaucoup plus profonds que prévu. Le signe et l'inversion des anomalies de température visibles dans les données de Juno semblent cohérents avec des tourbillons qui se désintègrent avec la profondeur. Mais les racines profondes de la Grande Tache Rouge et d'autres anticyclones peuvent aussi indiquer l'existence d'un couplage entre l'intérieur et l'atmosphère profonde de Jupiter.
Source
Microwave observations reveal the deep extent and structure of Jupiter’s atmospheric vortices
Scott Bolton et al.
Science (28 Oct 2021)
Illustrations
1. La Grande Tache Rouge imagée par Juno en 2018 (NASA/JPL-Caltech/SwRI/MSSS/Kevin M. Gill)
2. Les différentes couches des vortex de Jupiter observées (Bolton et al.)
3. Profils de température et d'opacité en fonction de la profondeur (pression) pour les trois vortex étudiés (Bolton et al.)
4. Vue d'artiste de la sonde Juno autour de Jupiter (NASA/JPL/Caltech)
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