mercredi 20 octobre 2021

Les caractéristiques du CMB reproduites pour la première fois par un modèle de gravitation modifiée


[COSMOLOGIE] Des chercheurs tchèques parviennent à créer un modèle théorique de gravité modifiée relativiste, une sorte d'extension de modèles de type MOND, mais qui arrive pour la première fois à reproduire les caractéristiques du fond diffus cosmologique, ce que n'étaient encore jamais arrivés à produire les modèles de dynamique newtonienne modifiée. Ils publient leurs résultats dans Physical Review Letters.

La phénoménologie MOND a été conçue il y a près de 40 ans comme un moyen d'expliquer les données sur la rotation des galaxies sans invoquer l'existence de matière noire. Les partisans de MOND ont proposé que la force gravitationnelle change pour les accélérations inférieures à un seuil de 10-10 m/s². Cette idée n'est issue d'aucune théorie sous-jacente, mais, étonnamment, le même seuil d'accélération fonctionne pour presque toutes les galaxies, petites et grandes, jeunes et vieilles.

La principale raison pour laquelle la matière noire a toujours été préférée à la formulation MOND est que la matière noire est compatible avec un éventail beaucoup plus large d'observations astrophysiques. Par exemple, la matière noire peut expliquer la courbure par les galaxies de la lumière provenant de sources lointaines (lentilles gravitationnelles), alors que MOND, dans sa forme initiale, ne le pouvait pas. Des chercheurs comme Jacob Bekenstein ont ensuite conçu des modèles MOND dits relativistes qui peuvent s'adapter aux observations de lentilles gravitationnelles, mais jusqu'à présent, toutes ces théories avaient encore besoin de matière noire pour expliquer les caractéristiques des amas de galaxies et plus grave encore,  aucune de ces versions révisées de la théorie n'a pu reproduire les données du CMB. Constantinos Skordis et Tom Złośnik de l'Académie tchèque des sciences à Prague ont créé un modèle inspiré de MOND qui permet d'expliquer le CMB tout en étant cohérent avec les observations de lentilles gravitationnelles et les mesures de vitesse des ondes gravitationnelles.

Le modèle postule l'existence de deux nouveaux champs qui imprègnent tout l'espace-temps et agissent ensemble comme une force gravitationnelle supplémentaire. L'un de ces champs est ce qu'on appelle un champ scalaire, semblable au champ associé au boson de Higgs, et qui est nommé ϕ. L'autre est un champ vectoriel nommé Aμ, qui a donc une certaine direction en chaque point de l'espace-temps, un peu comme un champ magnétique. Skordis et Złośnik ont défini les paramètres du modèle de sorte que, dans l'Univers primitif, les champs modificateurs de gravité génèrent un effet gravitationnel qui imite exactement celui de la matière noire. En imitant ainsi la matière noire, ils s'assurent que le CMB est bien reproduit. Les champs évoluent ensuite au cours du temps cosmique de telle sorte que la force gravitationnelle finit par suivre la proposition de MOND dans les galaxies de l'Univers actuel.

Le modèle de Skordis et Złośnik est un peu similaire à d'autres modèles de gravité alternative qui ont été proposés récemment pour expliquer l'énergie sombre. Mais contrairement aux modèles de matière noire froide qui sont souvent basés sur des principes de symétrie fondamentaux, le nouveau modèle n'a pas été conçu avec une théorie sous-jacente. On pourra aussi dire que les deux nouveaux champs quantiques qui sont introduits ne sont rien d'autre qu'une nouvelle forme de matière noire plus complexe que des WIMPs ou des axions. C'est en tout cas un petit exploit théorique d'avoir réussi à construire une version relativiste de MOND qui est capable de correspondre à toutes les données existantes, en particulier à la fois l'ajustement des données du CMB ainsi que la phénoménologie MOND dans les galaxies. 

Il reste maintenant à vérifier les prédictions du modèle par l'observation, notamment au niveau des amas de galaxies qui doivent être nettement différentes de celles du MOND classique ou bien encore dans les modes de polarisation du CMB où devraient exister des signatures spécifiques, voire dans la propagation des ondes gravitationnelles qui avaient permis d'éliminer le précédent modèle relativiste inspiré de MOND qui s'appelait TeVeS.

Le modèle théorique créé est encore loin d'être complet et mérite d'être creusé d'avantage, c'est ce que précisent Skordis et Złośnik en conclusion de leur article ardu. ΛCDM n'est plus aujourd'hui le seul modèle cosmologique permettant d'expliquer le CMB. Cette information ne doit pas tomber dans l'oreille d'un sourd...


Source

New Relativistic Theory for Modified Newtonian Dynamics

Constantinos Skordis et Tom Złośnik

Phys. Rev. Lett. 127 (15 October 2021)

https://doi.org/10.1103/PhysRevLett.127.161302


Illustration

Spectres de puissance angulaires de la température et des modes de polarisation E du CMB comparés entre le modèle standard et le modèle de Skordis et Złośnik (Constantinos Skordis et Tom Złośnik)

12 commentaires :

Jean-Paul Dozier a dit…

Dès 2019, dans arXiv:1905.09465, les mêmes auteurs "demonstrate the existence of a previously unknown class of this paradigm where the speed of gravity always equals the speed of light [contrairement à la TeVeS]. We show that this holds without altering the usual (bimetric) MOND phenomenology in galaxies"

Mais on aimerait savoir si, dans leur modèle actuel, une explication est donnée pour l'évolution des champs supplémentaires qui, depuis l'univers primitif, conduit à la phénoménologie MOND actuelle. Ou s'il s'agit juste d'un ajustement empirique.

Karl a dit…

Excellente nouvelle ! MOND est très prometteur depuis des décennies, avec un pouvoir prédictif impressionnant mais aussi des challenges qui restaient importants : cette étape est donc majeure pour la crédibilité globale de l'approche !
Question svp : je n'ai trouvé l'article ni sur Arxiv ni sur un moteur de recherche, est-il disponible gratuitement et légalement (ou le sera-t-il prochainement) ?
Merci beaucoup, cordialement,
Karl Desfontaines

Karl a dit…

Mea culpa, je l'ai trouvé (https://arxiv.org/pdf/2007.00082.pdf)
Merci en tout cas pour votre post qui met en avant cette avancée !

Dr Eric Simon a dit…

Non, MOND n'a pas de pouvoir prédictif impressionnant. Il permet avant tout de retrouver la relation de Tully-Fisher dans les galaxies (vitesse = f(masse)). C'est à peu près tout. Et sans apporter d'explication physique à ce comportement. Son extension relativiste pour expliquer les caractéristiques des amas ne marchait pas sans ajouter de matière noire et faisait une prédiction qui s'est révélée fausse quand on a pu observer la fusion des étoiles à neutrons GW170817. Et MOND n'explique pas le CMB non plus, jusqu'à cette extension qui est compatible avec MOND et avec le CMB.

Dr Eric Simon a dit…

@Jean-Paul Dozier : Ils ajustent les paramètres du modèle de manière à ce que ça colle au mieux aux deux bouts, en quelque sorte. Autrement dit, ils montrent que pour certaines valeurs des paramètres, ça marche.

Karl a dit…

Le pouvoir prédictif sur la relation de Tully Fischer est impressionnant en soi : prenez n'importe quelle galaxie, estimez proprement la masse des étoiles et du gaz, et vous êtes capables de prédire sa vitesse de rotation !!! Pas pour 3 galaxies, mais pour à peu près toutes (il y a quelques cas un peu hors limite, mais les incertitudes sont nombreuses notamment sur le ratio moyen Luminosité/Masse des étoiles, donc dur de savoir si ça falsifie ou pas la prédiction), qu'elles soient grosses, petites, compactes ou étendues, spirales ou elliptiques.
C'est ce dont je parlais en disant "pouvoir prédictif impressionnant". Et le modèle LCDM en est totalement incapable, et ne fait de facto pas de prédictions sur ce domaine.
Bref, ce nouveau modèle "MOND-étendu" permet ces mêmes prédictions redoutables sur les galaxies tout en prédisant le CMB et 2 autres caractéristiques clés de l'Univers, ça reste un modèle phénoménologique mais le résultat est assez stupéfiant à mon sens
A suivre pour voir s'il se confirme/s'infirme (et l'avantage de ce modèle, c'est qu'étant prédictif, il est falsifiable, ce qui n'est pas vraiment le cas de LCDM...)

Dr Eric Simon a dit…

Si LambdaCDM n'était pas falsifiable, il ne serait pas devenu le modèle standard. Pour l'instant, il n'est toujours pas falsifié, mais de plus en plus contraint...

Unknown a dit…

Cela pose t il un problème de postuler l'existence de deux nouveaux champs , scalaire et vectoriel? Ce sont une partie des composantes de l'équation d'Einstein décrivant l'espace temps..

Karl a dit…

J'entends l'argument "Si LambdaCDM n'était pas falsifiable, il ne serait pas devenu le modèle standard" mais concrètement, j'ai du mal à trouver un exemple probant de ce qui pourrait falsifier LCDM ... Aide bienvenue !

Plus spécifiquement, LCDM a été construit pour la cosmologie et ses paramètres ajustés pour coller aux observations cosmologiques : il le fait très bien avec 6 paramètres clés mais, par construction, il est difficilement falsifiable à cette échelle.

En revanche, les prédictions LCDM à l'échelle des galaxies sont en théorie falsifiables :
- prédictions statistiques de LCDM sur les galaxies : les prédictions initiales de LCDM sont quasiment contredites par Tully-Fischer et les problèmes de "missing satellite" et de "core-cusp". In fine, ces incohérences sont pourtant levées dans les modèles, les simulations et l'esprit des astrophysiciens grâce à des règles empiriques de "feedback" : ces règles sont pourtant nombreuses, mal définies et peu cohérentes entre elles. Situation très peu satisfaisante / malsaine à mon sens ...
- prédictions individuelles de LCDM sur les galaxies : LCDM ne fait PAS de prédictions individuelles, il suffit d'invoquer la bonne quantité de matière noire au bon endroit pour expliquer aisément toutes les observations. Donc LCDM non falsifiable à cette échelle.

Note : le 6è paramètre introduit dans LCDM est l’Energie Noire. Si les divergences de mesures sur H0 se confirment, un 7è paramètre en viendra à bout. Pas vraiment falsifiable non plus.

D'où ma question : quelle observation pourrait falsifier LCDM ?

La situation est très différente pour MOND : c'est une loi phénoménologique concernant les galaxies uniquement (elle ne prédit rien au niveau cosmologique).
MOND étant parfaitement prédictif pour les galaxies, la loi est falsifiable de manière directe : un contre-exemple flagrant suffit ! Pourtant, malgré des mesures détaillées sur des milliers de galaxies, aucune galaxie ne met MOND en défaut flagrant. Stupéfiant, non ? Seules quelques galaxies sortent un peu des prédictions mais les incertitudes sont nombreuses et peuvent a priori suffirent.

In fine, ce constat indique 2 choses :
- MOND a une "certaine réalité" à l'échelle galactique : le fait que toutes les galaxies observées suivent cette loi (arbitraire si LCDM était vrai) ne peut décemment pas être un hasard
- C'est donc un pas indirect vers une remise en cause / falsification de LCDM
Mais la communauté astrophysique ne le voit pas comme cela, et la position se défend car MOND n'a pas de base théorique solide et ne marche ni à l'échelle des amas de galaxies ni de l'Univers entier.

Par contre, le nouveau modèle MOND relativiste dont parle l'article devrait logiquement changer la donne : moyennant quelques paramètres (ni plus ni moins que LCDM), ce modèle :
- explique la cosmologie et les amas de galaxies, aussi bien que LCDM
- contrairement à LCDM, il bénéficie des avantages de MOND en prévoyant :
* plusieurs propriétés statistiques clés des galaxies, notamment Tully Fischer
* les propriétés individuelles de toutes les galaxies observées
Bref, un nouveau concurrent sérieux de LCDM.
Espérons que de nombreux chercheurs l'étudieront plus en détails pour qualifier/disqualifier l'adéquation du modèle aux observations, faire des modélisations, creuser les questions théoriques, etc ...

Et la question de la falsification de LCDM est importante : si "pas grand chose" ne peut y parvenir, il est urgent d'étudier plus en détails les alternatives falsifiables.

Bref, époque passionnante pour l'astronomie et la cosmologie, à suivre !

Norbert Robert a dit…

Je doute que ce soit une réponse qui puisse impressionner le propriétaire de ce blog, son auteur n'en est certainement pas un lecteur, mais elle m'évite d'avoir à en rédiger une.

https://tritonstation.com/2022/02/08/a-script-for-every-observational-test/

Cordialement,
Norbert


Unknown a dit…

Super ! Bravo pour l'exploit théorique.

En revanche on reste dans le postulat, c'est à dire l'hypothèse indémontrable, tout comme MOND et la matière noire, ce qui n'est pas totalement satisfaisant. Or il existe une "solution législative" à ce problème, comme dirait E. Klein.

La forme mathématique de la vitesse de tout orbiteur keplerien est largement décrite dans la littérature. Partant de cette vitesse on montre aisément, par de la cinématique élémentaire, qu'on peut en déduire les 3 lois de Kepler, ainsi que l'accélération gravitationnelle de Newton, ou du moins sa forme mathématique. Pour réconcilier la cinématique, c'est à dire la géométrie, avec la physique de Newton on montre que le facteur GM de Newton doit être égal au facteur cinématique Lv, où L est me moment angulaire, et v une vitesse de rotation constante : v = w r, où w est la fréquence de rotation et r le rayon de l'orbite. Pour que l'accélération newtonienne soit compatible avec la cinématique du mouvement keplerien il faut donc que GM = Lwr.

Et c'est là que ça devient intéressant, car selon la troisième loi de Kepler une étoile en mouvement circulaire dans le disque galactique aura pour vitesse v = sqtr(k/r), où k = GM dans le cas newtonien, et k = Lwr dans le cas cinématique. Par conséquent dans le cas newtonien GM/r ne peut que décroître avec la distance, tandis que dans le cas cinématique k/r = Lw peut être constant quel que soit r, si tant est que Lw le soit. Et c'est bien ce qu'a mesuré Vera Rubin.

Pour ceux que ça intéresse voici un article qui détaille tout cela.

Dr Eric Simon a dit…

Bonjour, vous avez juste oublié un détail crucial : il est faux de dire que GM/r ne peut que décroître : M est la masse qui est contenu dans le rayon r : M croît en fonction de r !