lundi 7 mars 2022

Détection d'une forte anomalie dans la lumière de fond cosmique

La lumière de fond cosmique dans le visible (Cosmic Optical Background, COB), qui n’est rien d’autre que la somme de la lumière de toutes les galaxies existantes intégrée sur le ciel, a été mesurée avec précision avec l’imageur LORRI de la sonde New Horizons à plus de 50 unités astronomiques, là où la lumière zodiacale du système solaire n’est plus gênante. Le flux du COB s’avère être deux fois plus élevé que ce qu’on attend compte tenu du nombre de galaxies estimé ! Cette nouvelle anomalie est rapportée dans The Astrophysical Journal Letters.

Tod Lauer (Observatoire de Tucson) et ses trente collaborateurs états-uniens ont utilisé les images de l’instrument LORRI (Long Range Reconnaissance Imager) de New Horizons pour mesurer la luminosité du ciel dans la bande visible (0,4 ≲ λ ≲ 0,9μm) à l'intérieur d'un champ à haute latitude galactique qui a été sélectionné pour avoir une lumière diffuse réduite provenant de la Voie Lactée. Ils ont également sélectionné un champ spécifique pour réduire de manière significative la lumière diffuse des étoiles brillantes qui se trouveraient légèrement en dehors du champ de l’imageur LORRI et des étoiles faibles qui se situeraient sous le seuil de détection de l’imageur. La suppression de ces composantes parasites leur a permis de réduire drastiquement les incertitudes sur les niveaux du COB qui existaient dans des résultats antérieurs déjà obtenus avec New Horizons. Utiliser une sonde qui se trouve déjà très loin du Soleil est ici crucial pour se débarrasser d’une autre composante parasite dans le domaine visible qui est la lumière zodiacale. Cette lumière correspond à de la lumière du Soleil qui est diffusée sur la poussière présente dans le système solaire et plus particulièrement dans la région interne du système solaire où nous nous trouvons. Mais New Horizons se trouve à une distance de 51 UA du Soleil aujourd’hui, 7 ans après son survol historique de Pluton. A cette distance, la lumière zodiacale est quasi inexistante. L’imageur LORRI, lorsqu’il est pointé en dehors du plan galactique, dans une zone vide d’étoiles, ne voit alors plus que la lumière diffuse qui provient des milliards de galaxies qui peuplent le ciel à toutes les distances. C’est ce qu’on appelle le COB, la lumière de fond cosmique.

Avant correction des contributions parasites, les astrophysiciens mesurent un flux brut de 24,22 ± 0,80 nW m-2 sr-1. Après soustraction de toutes les contributions parasites, la valeur du COB obtenue, avec une très bonne signifiance statistique, est de 16,37 ± 1,47 nW m-2 sr-1 à la longueur d'onde de 0,608 μm. Les chercheurs expliquent que ce résultat est en forte tension avec l'hypothèse selon laquelle le COB ne comprend que la lumière intégrée des galaxies (IGL, Integrated Galaxies Light) qui est actuellement estimée grâce aux comptages profonds du télescope Hubble. Cette contribution de l’IGL attendue est en effet de de 8,31 ± 1,24 nW m-2 sr-1. Lauer et ses collaborateurs mesurent donc environ 2 fois trop de lumière de fond cosmique. Très exactement, le flux du COB d’origine inconnue vaut 8,06 ± 1,92 nW m-2 sr-1. Les précédentes mesures assez imprécises qu’ils avaient effectuées avec LORRI dans sept champs de vue différents menaient à une valeur de cette contribution anormale comprise entre 8,8 ± 4,9 et 11,9 ± 4,6 nW m-2 sr-1. La valeur obtenue aujourd’hui est cohérente avec ces premières estimations, et beaucoup plus précise.


Lauer et ses collaborateurs ont évidemment recherché si le surplus de lumière pouvait provenir de la sonde elle-même ou de ses instruments. Ils démontrent dans leur étude que l'ombre de la sonde était suffisamment sombre pour que la lumière solaire n'ait pas de chemin significatif vers l'ouverture de l’imageur LORRI lors des observations. Ils ont également considéré peu probable que l'échappement des gaz propulseurs qui stabilisent New Horizons puisse générer des cristaux de glace qui pourraient diffuser la lumière dans LORRI. Ensuite, d’autres sources potentiellement importantes étaient la production de rayonnement Cherenkov et de fluorescence induites par des particules énergétiques pénétrant dans les lentilles de l’imageur LORRI. Après calculs et analyses, les chercheurs arrivent à la conclusion que ces sources de lumière visible ne contribuent pas à un flux significatif. Enfin, ils ont mesuré le courant d'obscurité du CCD de LORRI, qui est tout à fait conforme aux performances spécifiées par le fabricant. Il n'y a aucune preuve d'une forte augmentation du courant d'obscurité qui serait due à l'irradiation du CCD depuis le début de la mission.

Pour Lauer et son équipe, il s’agit bien d’une anomalie d’origine astrophysique. Il se pourrait par exemple que les comptages de galaxies sur lesquels l'IGL est basée soient incomplet, ou bien que le COB inclut une composante substantielle de lumière provenant d'étoiles éloignées des galaxies, ou encore d’une population de sources faibles dans des halos très étendus. Toutes ces hypothèses indiquent en creux que le recensement des sources extragalactiques effectué avec le télescope spatial Hubble peut encore être très incomplet.

Mais il existe un autre élément troublant : La lumière de fond cosmique dans le visible, le COB, peut être mesurée par une autre méthode, indirecte. Elle consiste en l’observation de l’absorption du flux de rayons γ de très haute énergie. Il s'agit d'une approche complètement différente, qui a la vertu de dépendre uniquement de la densité de flux totale des photons du domaine visible. Les observations des photons γ (d’énergie entre 100 GeV et 30 TeV) provenant de noyaux actifs de galaxies très distants (par les collaborations H.E.S.S et Fermi-LAT) montrent que les rayons γ sont absorbés en fonction de la distance de la source et de l'énergie des photons γ. Ces photons γ interagissent en effet avec les photons visibles qu’ils rencontrent sur leur trajet pour produire des paires e-/e+. La densité du flux de photons visibles agit pour les photons γ comme un milieu absorbant, atténuant leur transmission sur des très grandes distances.  Or, cinq études différentes portant sur des mesures d’absorption des rayons gamma de très haute énergie par la lumière diffuse, publiées entre 2016 et 2019 convergent toutes vers une bonne concordance entre le COB, considéré comme égal à l’IGL, et l’absorption des photons gamma. Pour ces études, le COB pourrait être entièrement dû à la lumière des galaxies connues et ne montrerait aucune anomalie.

Alors, qui a raison ? Tod Lauer et ses collaborateurs semblent très confiants dans leur résultat et proposent une idée très spéculative pour expliquer pourquoi les mesures d’absorption de rayons gamma ne trouveraient pas d’anomalie. Ils se fondent sur une idée théorique qui a été proposée très récemment en février 2022 par les physiciens français Jonathan Biteau et Manuel Meyer. Les photons gamma énergétiques pourraient paraître moins absorbés qu’ils le seraient normalement par la grande quantité de lumière diffuse, dans le cas où ils subiraient une oscillation en particules de type axions (les particules hypothétiques de matière noire). Cette oscillation induite par un effet Primakoff pourrait exister en présence de champs électromagnétiques. En se transformant en axions qui se retransforment plus tard en photons énergétiques au gré de leur parcours, à l’image de l’oscillation des neutrinos entre différentes saveurs, les photons gamma initiaux pourraient au final traverser une plus grande épaisseur de lumière absorbante, sans être absorbés… L’atténuation des rayons γ énergétiques observée par H.E.S.S et Fermi-LAT pourrait alors correspondre à une lumière de fond cosmique significativement plus importante que la lumière intégrée des galaxies, et pourquoi pas d’un facteur 2… Ça n’expliquerait pas du tout l’origine de l’anomalie décelée par New Horizons mais juste la tension existant entre les mesures directes et indirectes du COB. Il est toujours tentant de spéculer sur des anomalies observées. Les chercheurs ont raison, des fois ça peut marcher !

 

Source

Anomalous Flux in the Cosmic Optical Background Detected with New Horizons Observations

Tod R. Lauer et al.

The Astrophysical Journal Letters, Volume 927, Number 1 (3 march 2022)

https://doi.org/10.3847/2041-8213/ac573d

 

Illustrations

1. Vue d'artiste de la sonde New Horizons (NASA/JPL) 

2. Schéma de l'imageur LORRI de New Horizons (NASA)

4 commentaires :

JM a dit…

Bonjour,
En temps que modeste ingénieur mais passionné de cosmologie (et fidèle à ce blog), je ne me suis jamais hasardé à un commentaire mais je me lance quand même ici.
Cette anomalie ne pourrait-elle pas trouver une explication dans le modèle de Dirac-Milne qui suppose un environnement diffus d'anti-matière autour des galaxies et qui pourrait dont nous refléter la "lumière" de notre propre galaxie?

Dr Eric Simon a dit…

Hypothèse audacieuse et intéressante ! Je ne peux pas me prononcer dessus mais j'espère que les spécialistes s'y pencheront.

ML a dit…

Bonjour, il n'y a pas de réel conflit avec les mesures indirectes par absorption gamma à très haute énergie lorsque celles ci sont déterminées indépendamment d'un modèle observationnel, comme précisé dans le papier:

"However, while a number of VHE γ-ray traces shown in Figure 5 do appear to be essentially coincident with the IGL traces, it is noteworthy that when the analysis allows for arbitrary background flux as a function of wavelength, as was done in the H. E. S. S. Collaboration et al. (2017)and Acciari et al. (2019) papers, the VHE γ-ray constraints are markedly looser and pose no conflict with our result"

Dr Eric Simon a dit…

@ML : oui, mais justement, cela laisse entendre que le modèle généralement admis pour cette absorption des gamma n'est pas complet.