En l'absence de perturbations externes, les axes de rotation de deux corps dans un système binaire ont tendance à être alignés l'un avec l'autre et perpendiculaires au plan orbital. Cette tendance est vraie même pour les systèmes exotiques, comme les binaires à rayons X, dans lesquels une étoile tourne autour d'un trou noir en lui offrant une partie de son gaz. Mais une équipe d’astrophysiciens vient de trouver un cas où l’axe de rotation du trou noir est incliné de plus de 40° par rapport à l’axe orbital… L’étude est publiée dans Science.
Une grande partie des objets stellaires d'une galaxie appartiennent en fait à des systèmes binaires, voire triples. Les systèmes multiples sont d’ailleurs plus probables pour les étoiles les plus massives : environ 80 % des étoiles de plus de 15 masses solaires se trouvent dans un système multiple. Et les étoiles de plus de 20 masses solaires sont extrêmement éphémères, avec une durée de vie typique inférieure à 10 millions d'années. Pendant leur brève existence, les étoiles massives des systèmes binaires serrés interagissent avec leur compagnon de plusieurs manières. Par exemple, l'une des deux étoiles peut transférer une partie de sa matière à l'autre, modifiant ainsi le rapport de masse et d'autres propriétés orbitales du système. Des effets de marées peuvent apparaître lorsque la force de gravité exercée par une étoile sur l'autre varie considérablement d'un point à l'autre de la surface des étoiles. Les marées ont tendance à aligner leurs axes de rotation perpendiculairement au plan orbital du système.
Lorsque ces étoiles très massives explosent en supernova à effondrement de cœur, elles laissent derrière elle un objet stellaire compact tel qu'un trou noir ou une étoile à neutrons. En raison de l’éjection de masse asymétrique lors de la supernova, le trou noir nouveau-né reçoit généralement ce que l'on appelle un « kick », une impulsion. Ce « coup de pied » peut propulser le trou noir dans une certaine direction mais il peut aussi faire basculer son axe de rotation, le désalignant par rapport à l'axe du plan orbital. Dans les cas les plus extrêmes, le kick peut même délier le système binaire. Si le système binaire reste lié gravitationnellement après la supernova, un transfert de masse de l’étoile compagne vers le trou noir peut se produire. Cette masse arrachée à l'étoile prend la forme d'un disque d'accrétion, situé dans le plan orbital autour du trou noir. Seule une partie de cette matière tombe dans le trou noir. Le reste est éjecté à des vitesses relativistes en deux jets symétriques et collimatés, suivant le fort champ magnétique le long de l'axe de rotation du trou noir. Ce mécanisme est instable et subit des éruptions erratiques et puissantes, produisant des émissions radio et de rayons X qui peuvent être observées.
MAXI J1820+070 est un système binaire de ce type, composé d’un trou noir qui accrète de la matière de son étoile compagne. Il se situe à environ 10 000 années-lumière et héberge un trou noir de 8 masses solaires, qui orbite autour d'une petite étoile d’environ 0,5 masses solaires. Il a été découvert en 2018 via ses émissions X transitoires. Juri Poutanen (Université de Turku, Finlande) et ses collaborateurs l’ont étudié de manière à déterminer l’orientation du plan du disque d’accrétion en faisant des mesures de polarisation dans le domaine visible durant les phases calmes et actives en rayons X. Ils mesurent un angle de polarisation de la lumière de 23° lors des phases actives en rayons X, des émissions dominées par les jets polaires du trou noir, et cette polarisation change fortement lors des phases calmes en rayons X, où c’est l’émission du disque d’accrétion qui domine : elle devient -19.7°. La différence entre ces deux valeurs d’angle de polarisation ne reflète rien d’autre que l’écart angulaire qui doit exister entre l’axe des jets du trou noir et l’axe de rotation du disque d’accrétion. Il y a donc 43° d’écart entre les deux. Des mesures antérieures en ondes radio avaient permis de déterminer l’orientation précise de l’axe des jets polaires du trou noir, signant son axe de rotation : 63° par rapport à la ligne de visée et 25.1° dans le plan du ciel du nord vers l’est.
43°, c’est le plus grand décalage angulaire entre axe de rotation et axe orbital jamais observé dans une binaire de ce type.
Un tel désalignement a des implications cruciales pour les théories de la formation des trous noirs. Puisque l'accrétion de masse et les marées tendent à aligner l'axe de rotation sur le moment angulaire orbital du système binaire, le kick de la supernova est le seul mécanisme qui peut produire un tel désalignement dans un système binaire natif d’après les chercheurs. Et ce qui surprend avec cette grande valeur de désalignement, c’est que globalement, l'évolution après l'explosion de la supernova ne peut que réduire le désalignement qui est induit par le kick. Ceci implique qu'il devait être encore plus grand lors de la naissance du trou noir. Une autre explication possible serait que ce trou noir et cette étoile ne sont en fait pas nés dans le même système mais qu’ils se seraient attrapés après la naissance du trou noir, qui aurait pu alors conserver son axe de rotation initial. Il existe en effet des cas où l'accrétion de masse n'entraîne pas nécessairement un alignement de l’axe de rotation.
Plusieurs observations de binaires X ont montré dans le passé des oscillations quasi-périodiques de basse fréquence qui ont été interprétées par la précession du disque d'accrétion. Mais cela requiert l'hypothèse que l'angle de désalignement spin-orbite soit non-négligeable. MAXI J1820+070 pourrait donc apporter une preuve de l’existence de ce type de désalignement à l’origine de ces oscillations quasi-périodiques.
Pour Poutanen et ses collaborateurs, ces résultats démontrent la nécessité de traiter l'angle de désalignement dans une binaire X comme un paramètre libre lors de la mesure des masses et des spins des trous noirs. En faisant l’hypothèse que le spin du trou noir et le moment angulaire orbital sont alignés, on introduit en effet un biais systématique dans les mesures. Et comme un grand angle de désalignement devrait en outre entraîner la précession du plan orbital, cela devrait modifier les ondes gravitationnelles émises lors d'une fusion de trous noirs ultérieure comme cela a été entrevu dans certaines détections d’événements de fusion de trous noirs par les interféromètres gravitationnels LIGO-Virgo-Kagra. Même si ici, compte tenu de la faible masse de l'étoile compagne, MAXI J1820+070 n'évoluera pas vers un couple de trous noirs, le désalignement spin-orbite qui est observé est quand-même une information fondamentale pour interpréter la distribution des inclinaisons de spin qui sont détectées dans les couples de trous noirs.
Source
Black hole spin–orbit misalignment in the x-ray binary MAXI J1820+070
Juri Putanen et al.
Science Vol 375, Issue 6583 (24 Feb 2022)
https://doi.org/10.1126/
Illustration
Vue d’artiste de la binaire X MAXI J1820+070 (Kellie Holoski/Science)
Aucun commentaire :
Enregistrer un commentaire