lundi 28 février 2022

Confirmation de la présence de sel de mer sur la surface de Europe


Une équipe de chercheurs vient de mettre en évidence la présence de sel (chlorure de sodium) à la surface de Europe, le satellite de Jupiter qui possède un océan liquide sous sa croûte. Après une première détection d’une raie d’absorption dans le bleu à 450 nm, ils trouvent une nouvelle raie d’absorption caractéristique mais dans l’UV et qui correspond bien à du sel irradié. Cette absorption se trouve au même endroit sur Europe que la trace précédente. Des expériences en laboratoire confirment l’origine de la raie spectrale inconnue observée sur Europe. Cette confirmation de la présence de chlorure de sodium dans des régions géologiquement jeunes a des implications importantes pour la composition de la subsurface d'Europe. Ils publient leurs études dans trois articles parus dans The Planetary Science Journal.

Des observations récentes de la surface d'Europe obtenues en 2019 dans la longueur d'onde visible, avec le télescope spatial Hubble ont révélé la présence d'une raie caractéristique d'absorption aux alentours de 450 nm qui semble spatialement corrélée avec un terrain chaotique nommé Tara Regio, une grande région visiblement décolorée et géologiquement jeune. Cette caractéristique a été interprétée comme reflétant la présence de chlorure de sodium (NaCl) irradié provenant de l'intérieur de Europe. Il s'agirait d'une raie d'absorption qui correspond à un "centre-F" typique d'un chlorure alcalin ayant subi une irradiation de particules énergétiques. 
Samantha Trumbo (Cornell University) et ses collaborateurs ont poursuivi ces observations toujours avec le télescope spatial Hubble mais cette fois ci dans l'UV. Ils observent une raie d'absorption près de 230 nm qui se trouve spatialement corrélée avec la raie caractéristique de 450 nm qui avait été vue en 2019, sur le même terrain chaotique de l'hémisphère principal de Europe. Une telle raie d'absorption n'existait dans aucune base de donnée. Les chercheurs se sont donc demandé si elle pouvait être elle aussi associée à du chlorure de sodium irradié. Pour faire le lien, ils ont donc décidé d'étudier en laboratoire le sel dans les mêmes conditions que celles de la surface d'Europe. 



Il faut savoir que les sels de chlorure purs ont tendance à ne présenter aucune caractéristiques spectrales dans les longueurs d'onde visibles lorsqu'ils n'ont pas subi d'irradiation (le sel est blanc), mais une irradiation peut modifier ces caractéristiques. Le chlorure de sodium irradié développe des caractéristiques d'absorption spectrale qui sont dues à la présence d'électrons occupant les emplacements du réseau laissés vacants par les ions chlore. C'est Hand et Carlson en 2015 puis Poston et al. en 2017 qui ont étudié ces absorptions dans le visible pour la première fois (des absorptions appelées " centres de couleur ") dans des conditions similaires à celles d'Europe. Ils avaient montré la présence d'une large absorption à 460 nm (appelée " centre-F "). Michael Brown (CalTech) et ses collaborateurs de équipe de Trumbo ont donc eux aussi irradié du sel en laboratoire en le plaçant dans les mêmes conditions physiques que ce qui doit exister à la surface de Europe en termes de température, de pression et d'insolation notamment. Ils ont enregistrés les spectres en réflexion non seulement dans la gamme de la lumière visible mais aussi en UV (entre 200 et 700 nm), pour les comparer avec les spectres obtenus avec Hubble. Ils ont pour cela irradié une couche de grains de sel de 500 µm d'épaisseur avec des électrons de 10 keV sous une pression de 10-8 torr. Brown et ses collaborateurs ont réalisé deux séries d'expériences, avec une température de 120 K (attendue le jour) et 80 K (attendue la nuit à l'équateur d'Europe). Ils ont répété l'expérience avec plusieurs durées d'irradiation et en comparant à chaque fois les résultats avec un échantillon de sel non irradié.  Les données font clairement apparaître une belle raie d'absorption à 450 nm, correspondant aux centres-F, ainsi qu'une plus petite aux environs de 220 nm, qui confirme donc les observations astronomiques, et qui est attribué par les chercheurs à un autre centre de couleur du chlorure de sodium qui est appelé le centre-V3. 


Mais la première détection de Trumbo et son équipe en 2019 dans le visible à 450 nm posait un autre problème, lui aussi testable en laboratoire. La présence de centres-F produisant une absorption à 450 nm (dans le bleu) devrait en effet être associée théoriquement à une autre raie d'absorption à 720 nm (un " centre-M ") (dans le rouge) qui serait due à des paires de centres-F physiquement adjacentes dans le réseau cristallin du chlorure de sodium. Or, les observations de 2019 du télescope spatial Hubble dans le visible ont bien montré une caractéristique d'absorption à 450 nm, interprétée comme étant l'absorption d'un centre-F, mais aucun indice de l'absorption attendue du centre-M à 720 nm...
Trumbo et al. avaient alors émis l'hypothèse qu'un équilibre entre la production radiolytique de centres F et le phénomène de photoblanchiment, c'est à dire la destruction des centres-F par photoexcitation des électrons piégés , pouvait conduire à un faible nombre de centres -F, en tous cas trop petit pour avoir un nombre suffisant de paires adjacentes pour commencer à former des centres-M. 
La troisième étude publiée dans le même numéro de The Planetary Science Journal teste cette hypothèse, là encore en laboratoire. William Denman (CalTech) et l'équipe confirment que des conditions d'illumination de type solaire peuvent effectivement conduire à la présence de centres-F sans centres-M, donc avec une absorption à 450 nm mais sans absorption à 720 nm.
Les chercheurs montrent qu'un contrôle minutieux de la température de l'échantillon à 120 K permet d'obtenir des centres-F avec une longueur d'onde d'absorption comparable à celle d'Europe. Et concernant l'effet du photoblanchiment (la destruction des centres-F par les photons) ils montrent qu'au flux énergétique de particules et de photons qui est celui de Europe, un équilibre est atteint où seule une absorption modeste des centres-F se développe. Leur densité n'atteint jamais des valeurs suffisamment élevées pour la création de centres-M. Les expériences prédisent ainsi que les centres-F croissent pendant la nuit sur Europe en l'absence de photoblanchiment et qu'ils se désintègrent ensuite partiellement pendant la journée. Les observations de Hubble sont ainsi tout à fait compatibles avec ces résultats.
La nouvelle détection d'une absorption de NaCl irradié, en combinaison avec ces travaux en laboratoire expliquant bien les données de Hubble dans le contexte de la formation et de la décroissance des centres de couleur du chlorure de sodium dans des conditions similaires à celles d'Europe, confirme donc la présence de sel à la surface d'Europe. De plus, l'association claire des caractéristiques des raies d'absorption avec des terrains chaotiques géologiquement perturbés implique que ce sel provient de l'océan interne d'Europe selon Samantha Trumbo et son équipe. Cela a des implications importantes pour la nature des sels endogènes d'Europe. En revanche, la confirmation de la présence de NaCl va à l'encontre des interprétations des données de la sonde Galileo qui concluaient en 2016 à une composition riche en sulfate, ainsi qu'en chlorate, perchlorate et chlorure riches en magnésium.
Indépendamment de son abondance relative dans l'océan, l'identification concrète de chlorure de sodium endogène à la surface d'Europe justifie selon Trumbo et son équipe  de repenser l'idée de longue date selon laquelle l'océan interne d'Europe pourrait être dominé par les sulfates. Pour les planétologues, l'excellente correspondance spectrale et spatiale entre la raie caractéristique à 230 nm et celle à 450 nm confirme la présence de NaCl dans les terrains géologiquement jeunes d'Europe, ce qui implique la présence de NaCl dans l'océan intérieur. 
Pour les chercheurs, il est peu probable que le NaCl sur Europe soit d'origine extérieure. Bien que l'on sache depuis 2003 que du NaCl est présent dans le système de Jupiter grâce à la source qu'est Io, en retrouver à la surface de Europe ne peut être expliqué que si il y est endogène. Les terrains chaotiques géologiquement jeunes sont un endroit naturel pour trouver des sels provenant récemment de l'intérieur. Même s'ils n'échantillonnent pas directement l'eau océanique sous jacente, les chercheurs estiment que leur composition doit de toute façon être contrôlée par la chimie de subsurface.
Maintenant que l'on a une confirmation de la présence du chlorure de sodium à la surface de Europe, la détermination fiable de la présence ou de l'absence de sels de magnésium chlorés et de sulfates serait une avancée majeure dans la compréhension de la chimie de l'océan d'Europe... 

Sources

A New UV Spectral Feature on Europa: Confirmation of NaCl in Leading-hemisphere Chaos Terrain
Samantha Trumbo et al.
The Planetary Science Journal, Volume 3, Number 2 (2 February  2022)

The Mid-UV Spectrum of Irradiated NaCl at Europa-like Conditions
Michael Brown et al.
The Planetary Science Journal, Volume 3, Number 2

The Influence of Temperature and Photobleaching on Irradiated Sodium Chloride at Europa-like Conditions
William Denman et al.
The Planetary Science Journal, Volume 3, Number 2 (2 February  2022)


Illustrations

1. Europe (NASA/JPL-CALTECH/SETI INSTITUTE)
2. Spectre UV enregistré avec Hubble, montrant une absorption autour de 220 nm attribuée au NaCl irradié (Trumbo et al.)
2. Spectre UV enregistré en laboratoire sur du sel irradié entre 200 et 700 nm de longueur d'onde montrant la même raie d'absorption que celle détectée avec Hubble (Brown et al.)

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