Nous ne savons toujours pas ce qu'est la matière noire. Depuis plus de trente ans, plusieurs expériences de détection directe de particules massives interagissant faiblement (WIMPs) rivalisent de sensibilité pour tenter l'impossible : détecter directement cette matière noire. En octobre 2020, je vous avais relaté les résultats surprenants de l'expérience XENON1T qui détectait des reculs électroniques suspects à basse énergie, et qui pouvaient être interprétés comme des interactions d'axions solaires ou bien un signal parasite d'une pollution infinitésimale de tritium dans le xénon liquide du détecteur. Après une amélioration importante du détecteur, XENON1T devenant XENONnT, 6 fois plus massif, les nouveaux résultats viennent d'être publiés et balayent le sursignal à basse énergie : ce n'était que du bruit de fond. Et pendant ce temps, l'expérience chinoise concurrente PandaX a elle aussi fait grossir son détecteur et publie ses nouveaux résultats dans le même numéro de Physical Review Letters, apportant de nouvelles limites pour certaines particules...
XENONnT et PandaX sont installées dans les deux laboratoires souterrains les plus profonds du monde : le laboratoire du Gran Sasso, en Italie, et le laboratoire chinois de Jinping, respectivement.
Les deux expériences utilisent exactement la même technologie : un énorme réservoir de xénon liquide purifié bardés de photomultiplicateurs, dans lequel les particules massives peuvent produire une diffusion élastique ou inélastique sur les noyaux atomiques ou sur les électrons, se qui produit une ionisation des atomes de xénon et un flash de scintillation. La détection de ces deux signaux offre une signature infaillible. Ne pas détecter de particules implique que pour une masse de particule donnée, sa section efficace d'interaction doit être inférieure à une certaine valeur. On fixe alors une zone d'exclusion pour chaque valeur de masse possible. Et si on détecte un signal qui se répète, donnant plusieurs événements, et qu'en plus ce signal varie à 6 mois d'intervalle, ce serait la preuve tant recherchée.
Les deux expériences ont successivement augmenté leur sensibilité en augmentant la quantité de xénon dans leur réservoir, les configurations actuelles de XENON (XENONnT) et de PandaX (PandaX-4T) utilisent respectivement environ 6 et 4 tonnes de xénon liquide. L'augmentation de la sensibilité repose également sur des efforts considérables pour minimiser le bruit de fond qui pourrait ressembler à un signal. Dans les expériences actuelles, les bruits de fond dominants proviennent de traces d'isotopes radioactifs dans l'installation ou dans l'environnement des laboratoires souterrains.
XENONnT dispose par exemple d'un système de purification du radon-222 (qui provient des roches des parois du laboratoire), qui leur permet d'atteindre une activité inférieure à 1 µBq/kg de xénon !
Les expériences XENON et PandaX sont principalement axées sur la recherche du principal candidat à la matière noire - la WIMP dont la masse devrait dépasser 10 GeV, même si rien n'interdit qu'elle possède en fait une masse beaucoup plus faible. On s'attend à ce que les WIMP produisent des diffusions sur les noyaux atomiques, produisant un signal caractéristique de recul nucléaire. Mais d'autres signaux, comme le recul des électrons, pourraient provenir d'une particule de matière noire possible comme les axions. Ces détecteurs sont donc très polyvalents.
En juin 2020, le signal de recul électronique qui avait vu par XENON1T pouvait être expliqué par quelques atomes de tritium par kilogramme de xénon.
XENONnT a maintenant fourni des données remarquablement améliorées grâce notamment à une meilleure purification du xénon liquide pour éliminer toute trace d'hydrogène sous toutes ses formes isotopiques. Le bruit de fond dans la région de recherche de 1 à 30 keV qui est mesuré est de seulement 15,8 ± 1,3 événements / (tonne×an×keV), c'est 5 fois plus faible que ce qui était mesuré dans XENON1T, et c'est le plus bas bruit de fond jamais atteint dans un détecteur de matière noire. Et il ne subsiste aucun signal suspect en excès par rapport à ce qui est attendu. Et donc pas non plus de détection de matière noire (le titre de ce billet aurait été différent!).
Lorsque les chercheurs chinois de la collaboration PandaX avaient vu les résultats étonnants de XENON1T en 2020, ils se sont tout de suite intéressés à ce qui se passait dans la même gamme d'énergie dans leur détecteur, et ils montrent dans leur étude qu'ils n'ont pas trouvé d'indices d'événements excédentaires, bien que l'expérience présente un bruit de fond beaucoup plus important que XENON1T (8 fois plus élevé, principalement dû à des restes de tritium introduits dans la configuration pour l'étalonnage du détecteur, que l'équipe élimine progressivement). Les chercheurs chinois ont surtout focalisé leur analyse de données à la recherche de signatures spécifiques d'une autre particule de matière noire (issue d'une autre théorie assez récente) qui serait de type fermionique de faible masse, comprise entre 10 et 180 keV. La recherche de ce type de matière noire légère a été motivée par des travaux théoriques suggérant que ces particules pourraient être absorbées par les électrons, qui émettraient un neutrino tout en acquérant une énergie de recul, produisant alors des signaux observables dans les expériences de détection directe (par ionisation et scintillation du xénon). Ils avaient noté qu'une telle particule, si elle faisait une masse de 60 keV, aurait pu produire le signal observé en excès par XENON1T. Par ailleurs, ces interactions sont très peu contraintes par les observations astrophysiques et cosmologiques actuellement, ce qui donne un enjeu supplémentaire.
Donc, PandaX n'a pas trouvé de tels signaux (le titre aurait différent, je vous ai dit!) et les chercheurs ont utilisé cette non-détection pour fixer des limites à l'intensité du couplage entre cette particule de matière noire légère fermionique qu'ils nomment χ et les électrons. Ce sont bien évidemment les limites les plus strictes à ce jour pour les forces de ces interactions.
Le fait que les chercheurs aient été capables de tester et d'exclure aussi rapidement le signal en excès qui avait été vu par XENON1T, en seulement 2 ans, est un grand succès de la méthode. Grâce à des améliorations continues au cours des prochaines années, XENON, PandaX et LZ (la troisième grande expérience exploitant la technologie du xénon, qui est le fruit de la fusion des deux expériences LUX et ZEPELIN) vont pouvoir creuser dans une toute nouvelle région de l'espace des paramètres de la matière noire. Et une nouvelle amélioration d'envergure se prépare car les chercheurs des collaborations XENON et de LZ ont récemment décidé d'unir leurs forces pour construire ensemble un détecteur encore 10 fois plus grand...
Avec un détecteur aussi massif, les physiciens des astroparticules devraient pouvoir étudier de nombreuses choses intéressantes en plus de la matière noire, notamment les neutrinos solaires dont la section efficace de diffusion sur les noyaux atomiques deviendrait atteignable, ou encore des processus de décroissance radioactive extrêmement rares. XENON1T a déjà démontré ses capacités en mesurant la décroissance de l'isotope du Xénon-124 par processus de double capture d'électrons, dont la période radioactive qui a ainsi été déterminée est de 11800 milliards de milliards d'années (environ 1000 milliards de fois l'âge de l'Univers... ), de même que les chercheurs de PandaX-4T, qui ont mesuré en juillet dernier la décroissance double béta du Xe-136 qui a une période radioactive de 2270 milliards de milliards d'années... Les chercheurs chinois arriveront ils à suivre cette course effrénée vers toujours plus de tonnes de xénon liquide face à une très grande collaboration internationale ?
Sources
Search for New Physics in Electronic Recoil Data from XENONnT
E. Aprile et al. (XENON Collaboration)
Phys. Rev. Lett. 129, 161805 (13 October 2022)
Search for Light Fermionic Dark Matter Absorption on Electrons in PandaX-4T
Dan Zhang et al. (PandaX Collaboration)
Phys. Rev. Lett. 129, 161804 (13 October 2022)
Illustrations
1. Comparaison des bruits de fond à basse énergie des expériences XENON1T, LUX, PandaX-4T et XENONnT (J. Ye/Columbia University)
2. Comparaison des bruits de fond des détecteurs XENON1T et XENONnT jusqu'à 30 keV (J. Ye/Columbia University)
3. Schéma du détecteur PandaX-4T (collaboration PandaX)
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