La découverte de DF2, la première galaxie dépourvue de matière noire en 2018 a jeté le trouble dans la communauté des astrophysiciens, et depuis, plusieurs cas ont été recensés, DF4 en 2020 puis encore récemment en décembre 2021 avec la galaxie AGC 114905. Aujourd'hui, pour la première fois, des chercheurs montrent grâce à des simulations que ce n'est pas exceptionnel : des petites galaxies très pauvres en matière noire apparaissent naturellement, après avoir rencontré des grandes galaxies qui les ont dépouillées... L'étude est parue dans Nature Astronomy.
C'est alors qu'ils exécutaient un modèle d'évolution des galaxies, que Jorge Moreno (Université de Californie) et ses collaborateurs ont découvert dans leurs résultats de calculs un certain nombre de galaxies très pauvres en matière noire. Ils ont alors cherché à voir comment s'étaient formées ces galaxies en remontant en arrière dans la modélisation et ont fini par entrevoir une solution à cette énigme. La formation des grandes structures galactiques part de l'existence de grandes surdensités de matière noire sous forme de filaments qui se rencontrent dans des nœuds où la matière noire est plus dense. Ces nœuds, à leur tour, attirent la matière visible, provoquant la formation d'amas de galaxies autour d'eux. Ces galaxies ont ensuite incorporé une grande partie de la matière noire, qui a façonné leur croissance par le biais de fusions successives jusqu'à aujourd'hui. Il est donc difficile de comprendre comment une galaxie peut se retrouver avec très peu de matière noire.
De nombreuses modélisations de la formation des galaxies, y compris des modèles qui commençaient avant la formation des filaments de matière noire avaient déjà été effectués depuis longtemps, mais sans jamais reproduire des galaxies dépourvues de matière noire. Si les galaxies pauvres en matière noire étaient une partie normale de l'évolution de l'Univers, nous aurions probablement dû voir les modèles en produire au moins une. Moreno et son équipe ne cherchaient pas spécialement à tester la formation des galaxies sans matière noire, ils étaient en train de modéliser les processus de rétroaction des galaxies à l'aide d'un logiciel appelé FIRE-2 (pour "Feedback In Realistic Environments"), une simulation qui n'a pas été conçue à l'origine pour comprendre la fraction de matière noire dans les galaxies. Mais une exécution de leur modèle a produit sept galaxies qui sont presque complètement dépourvues de matière noire. Les chercheurs ont donné à ces galaxies le nom de sept clans Cherokee : Blue, Bird, Deer, Long Hair, Wild Potato, Paint et Wolf...
En remontant l'histoire de ces 7 galaxies atypiques dans la simulations, Moreno et al. découvrent que ces galaxies n'ont pas commencé leur vie dans cet état. Toutes les sept avaient, à un moment donné de la simulation, l'apparence de petites galaxies typiques avec des contenus normaux de matière noire.
Mais chacune des 7 petites galaxies a ensuite perdu sa matière noire par ce que les chercheurs considèrent être une fusion ratée avec une galaxie beaucoup plus grande. Ils définissent ces cas comme des "rencontres rapprochées" : dans ce phénomène, la plupart des étoiles de la petite galaxie se retrouvent à l'intérieur de la zone occupée par les étoiles de la grande galaxie. En bref, la petite galaxie semble être engloutie par la grande, avant de réémerger de l'autre côté.
Sauf que la petite galaxie ne sort pas indemne d'une telle rencontre comme le démontrent Moreno et son équipe : à l'exception de Deer, ces galaxies ont perdu tout leur gaz au cours de ce processus, en accord avec ce qui était observé sur la galaxie DF2. Ces satellites simulées ont également perdu entre 97,9 et 99,99% de leur masse de matière noire tout en ne perdant qu'entre 45 et 97% de leur masse stellaire. Les chercheurs expliquent ces différences par le fait que les étoiles sont plus résistantes, car elles se déplacent sur des orbites plus circulaires que les orbites excentriques des particules de matière noire. Les différences dans l'élongation et les dynamiques des orbites suivies par les particules de matière noire par rapport à celles suivies par les étoiles les rendent donc plus sensibles à l'effet de marée selon Moreno et ses collaborateurs.
Pour quantifier le rôle des interactions entre galaxies, les astrophysiciens ont évalué la proximité des galaxies satellites par rapport à leurs hôtes et leurs rapports de masse stellaire par rapport à ces compagnes massives. La simulation suggère que, pour devenir une galaxie déficiente en matière noire, une galaxie satellite doit percer dans un rayon de 5% du rayon viriel de l'hôte, c'est à dire dans un rayon compris entre 6 et 30 kpc, en fonction de la taille de l'hôte. En d'autres termes, la galaxie satellite doit transiter par le corps stellaire de l'hôte. Les chercheurs précisent également que le rapport entre la masse stellaire du satellite et celle de l'hôte doit être de ~0,1%. Les rapports de masse stellaire de DF2 et DF4 découvertes en 2018 et 2020 par rapport à la grande galaxie NGC 1052 qui se trouve à proximité sont tout à fait conformes à la simulation...
Les résultats de Moreno et ses collaborateurs soutiennent donc le scénario dans lequel DF2 et DF4 sont devenues déficientes en matière noire suite à des rencontres rapprochées avec NGC 1052, la seule galaxie massive dans leur voisinage (ils soulignent d'ailleurs que la simulation permet aux hôtes d'avoir plusieurs satellites déficients en matière noire). Leurs séparations projetées (80 kpc et 165 kpc) ainsi que les estimations du diamètre viriel du halo de NGC 1052 suggèrent que DF2 et DF4 pourraient effectivement être des satellites du groupe NGC 1052. Les astrophysiciens ont estimé que ce groupe de galaxies avait un diamètre viriel de 0,7 à 1,7 Mpc, ce qui permet d'envisager que NGC 1052 puisse englober les deux objets. Et cette possibilité augmente même si DF2 ou DF4 sont des galaxies "backsplash ", c'est-à-dire des galaxies sur une orbite extrêmement radiale qui les a portées au-delà du volume viriel de NGC 1052 après une rencontre rapprochée (on note d'ailleurs que dans l'échantillon simulé, deux galaxies sont de type backsplash : Long Hair et Deer). Les efforts futurs pour déterminer les séparations 3D précises entre DF2 et DF4 par rapport à NGC 1052 devraient fournir un test important de ce scénario basé sur l'interaction entre galaxies.
Les astrophysiciens ont également pu mesurer les propriétés des populations stellaires dans les sept galaxies déficientes en matière noire observées dans la simulation. En particulier, Blue et Bird ont des âges stellaires de 10 et 8,7 milliards d'années, très similaire à DF2 (8,9 ± 1,5 milliards d'années). Et tout comme DF2 et DF4, ces deux galaxies simulées habitent également le même groupe. Cependant, bien qu'elles aient des métallicités parmi les plus faibles de l'ensemble des sept (〈[Fe/H]〉 = -0.61 et -0.34), elles ne sont pas aussi pauvres en métaux que DF2 (〈[Fe/H]〉 = -1.35 ± 0.12). DF2 et DF4 ont peut-être des masses stellaires similaires à celles de Blue et Bird, mais des étoiles qui se situaient initialement dans la zone basse de la relation masse-métallicité.
Si les statistiques observées dans la simulation sont généralisables, selon les astrophysiciens il pourrait y avoir beaucoup plus de ces galaxies déficientes en matière noire que les trois que nous avons trouvées jusqu'à présent. L'équipe estime que jusqu'à 30 % des galaxies massives de l'Univers (avec au moins 100 milliards de masses solaires en étoiles) devraient en avoir une petite en orbite à proximité (mais avec pas plus de 1 milliard de masses solaires en étoiles). L'existence de ces galaxies différentes, sans matière noire, sans doute pas si atypiques finalement, apporte une nouvelle couche dans notre compréhension du rôle des interactions galactiques dans la construction de leurs propriétés.
En résumé, les résultats de Moreno et ses collaborateurs démontrent que des galaxies extrêmement pauvres en matière noire ressemblant à DF2 et DF4 peuvent apparaître naturellement dans le paradigme cosmologique standard ⋀CDM. Selon eux, bien qu'il y ait certainement encore de la place pour une nouvelle physique au-delà du modèle standard, la discrimination entre les modèles alternatifs reposera désormais sur les différences prédites entre les propriétés attendues des galaxies déficientes en matière noire, plutôt que sur leur simple existence. Cela devrait résonner comme une invitation pour les astronomes à s'activer pour en trouver d'autres.
Source
Galaxies lacking dark matter produced by close encounters in a cosmological simulation
Nature Astronomy (14 february 2022)
Jorge Moreno et al.
Illustrations
1. Simulations de galaxies faisant apparaître sept galaxies satellites dépourvues de matière noire (indiquées par des cercles) (Moreno et al.)
2. Distribution des galaxies simulées dans le plan masse stellaire/masse de matière noire (Moreno et al.)
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