Les physiciens qui exploitent l'expérience KATRIN viennent de publier la meilleure estimation à ce jour de la masse maximale du neutrino électronique, en mesurant le plus précisément possible le spectre en énergie des électrons de la désintégration du tritium : sa masse est inférieure à 0,8 eV et on pourrait enfin connaître sa masse minimale dans deux ans. L'étude est publiée dans Nature Physics.
L'Univers regorge de neutrinos, l'une des particules connues les plus abondantes. Malgré leur profusion on ne connaît pas complètement les neutrinos, et en premier lieu leur masse, une propriété pourtant des plus élémentaires. Malgré la petitesse de leurs masses, les neutrinos jouent un rôle crucial dans l'évolution des structures à grande échelle de l'Univers en raison de leur grande abondance. Une mesure directe de la masse des neutrinos peut donc constituer un élément clé des modèles de formation des structures cosmologiques. Par ailleurs, les observations du fond diffus cosmologique fournissent une limite stricte sur la somme des masses des trois saveurs de neutrinos : ∑mi < 0,12 eV/c². Mais cette limite dépend fortement des hypothèses cosmologiques sous-jacentes. Il est donc indispensable de challenger les observations astrophysiques par une mesure indépendante de la masse des neutrinos, et qui pourrait briser la dégénérescence des paramètres du modèle cosmologique standard.
Aujourd'hui, l'expérience phare dans la course à la mesure directe de la masse des neutrinos, l'expérience allemande Karlsruhe Tritium Neutrino (KATRIN), a atteint un record de sensibilité à la masse de l'antineutrino électronique.
On sait que les neutrinos (et anti) ont une masse non nulle depuis la découverte en 1998 du phénomène d'oscillations des neutrinos, un changement de leur "saveur" au cours du temps qui n'est possible que si leur masse n'est pas nulle. Les physiciens essaient depuis longtemps de déterminer cette valeur de masse, ainsi que de comprendre pourquoi les neutrinos ont une masse alors que dans le modèle standard des particules initial, ils ne devaient pas en avoir.
La méthode de choix qui est utilisée par les physiciens de la collaboration KATRIN a été proposée dès 1934 par Enrico Fermi : mesurer l'énergie maximale des électrons qui sont émis lors de la désintégration radioactive béta. Au cours de cette désintégration, un neutron se transforme en proton, libérant un électron et un antineutrino électronique. L'électron et l'antineutrino se partagent l'énergie libérée lors de la désintégration : énergie de masse plus énergie cinétique. Lorsque le tritium (3H) se désintègre en 3He, l'énergie totale emportée par l'électron et l'antineutrino vaut très exactement 18575,20 +-0,50 eV, à quoi s'ajoutent les énergies de masse (E=mc² des deux particules). Le détecteur KATRIN peut mesurer les électrons mais pas les antineutrinos qui interagissent si peu avec la matière qu'ils s'échappent très facilement. Le partage d'énergie entre les deux leptons est aléatoire : l'électron peut tout emporter ou au contraire ça peut être l'antineutrino. Lorsqu'on mesure l'énergie des électrons produits par le tritium, on observe ainsi une distribution spectrale qui s'étale entre 0 (l'antineutrino emporte tout et l'électron est au repos) et 18575,2 eV (l'électron emporte tout). Enfin, pas tout à fait, puisque ça c'est si la masse de l'antineutrino était nulle. Puisqu'elle n'est pas nulle, l'énergie maximale des électrons dans le spectre mesuré doit donc être égale à 18575,2 eV moins la masse de l'antineutrino électronique (/c²).
KATRIN est un gros spectromètre d'électrons dont l'objectif est de mesurer l'énergie maximale des électrons émis par le tritium avec la plus grande précision possible pour en déduire l'énergie manquante qui sera donc égale à la masse de l'antineutrino électronique. KATRIN a été conçue pour être l'expérience la plus sensible de ce type, il faut dire qu'elle utilise la source de tritium la plus intense au monde, avec une activité de 100 GBq, qui correspond à l'utilisation de 40 g de tritium gazeux (T2).
Ce spectromètre géant en forme de dirigeable atteint une résolution exceptionnelle en énergie électronique et les physiciens ont développé des astuces pour réduire le bruit de fond indésirable généré par les contaminants radioactifs. Entièrement mis en service en 2018, KATRIN a mené sa première campagne de mesure en 2019. En seulement quatre semaines de prise de données, il a obtenu une borne supérieure de masse de 1,1 eV, divisant par deux le plafond qui avait été déterminé par les mesures précédentes. Et avec sa deuxième campagne de 2021 plus longue, avec une activité augmentée et un bruit de fond plus faible, KATRIN a réduit cette valeur à 0,8 eV.
La baisse de 1,1 eV à 0,8 eV peut sembler faible, mais ce qui se cache derrière c'est une réduction des incertitudes statistiques par un facteur 3, l'équivalent de prendre 9 fois plus de données, et une réduction des incertitudes systématiques par un facteur de 2. Les progrès obtenus suggèrent que la collaboration peut encore améliorer son expérience complexe, ce qui est de très bon augure pour l'objectif ultime de KATRIN qui est d'atteindre une sensibilité de 0,2 eV sur la masse de l'antineutrino d'ici à 2024, après 1000 jours de prise de données. Les chercheurs prévoient en effet de multiplier encore par 50 le signal et de réduire le bruit par un facteur 2... Avec une telle sensibilité de 0,2 eV, KATRIN aurait des capacités de test de masse proches de celles des méthodes indirectes qui déduisent la masse du neutrino à partir du fond diffus cosmologique, fondé sur le modèle standard de la cosmologie. On peut même rêver que les physiciens parviennent à trouver une masse minimale des antineutrinos électroniques qui serait supérieure à 0,2 eV, fournissant alors deux bornes (inférieure et supérieure) et apportant une contradiction au modèle standard de la cosmologie.
Avec les neutrinos, il faut savoir être patient. KATRIN ne fonctionne que depuis 3 ans...
Source
Direct neutrino-mass measurement with sub-electronvolt sensitivity
The KATRIN Collaboration
Nature Physics volume 18 (14 february 2022)
Illustration
1. Image de la partie interne du spectromètre KATRIN (Collaboration KATRIN)
2. Schéma de KATRIN (APS/ Alan Stonebraker)
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