samedi 21 mai 2022

La crise de l'abondance solaire résolue par une physique plus détaillée


Depuis une quinzaine d'années, les astronomes étaient confrontés à un gros conflit au sujet du modèle de la structure interne du Soleil fondé soit sur des mesures d'héliosismologie ou soit sur l'évolution stellaire reposant sur des mesures de la composition chimique. Les deux ne collaient pas entre eux. Mais aujourd'hui une équipe de chercheurs vient de résoudre cette crise grâce à de nouveaux calculs de la physique de l'atmosphère du Soleil et une réévaluation des abondances chimiques solaires, et tout devient cohérent! On apprend au passage que le Soleil contient plus d'oxygène que ce qu'on pensait. L'étude est parue dans Astronomy&Astrophysics.

Et il n'y a pas que l'oxygène qui est réévalué à la hausse, il y a également le silicium et le néon... Ekaterina Magg (Max Planck Institute für Astronomie) et ses collaborateurs se sont penchés sur les principaux éléments qui entrent en compte dans ce qu'on appelle le modèle standard solaire : C, N, O, Mg, Ne, Si, Ca Fe, et Ni. Et ils ont ajouté à ces éléments dans leurs analyses d'autres moins abondants comme Mn, Ti, Co, Cr, et Sr. Dans ce travail, les chercheurs font une nouvelle analyse approfondie du spectre solaire (essentiellement les raies d'absorption qui y sont visibles) via une nouvelle méthodologie qui a été choisie de manière à ce qu'elle soit adaptée à l'analyse de n'importe quelle étoile, pas seulement le Soleil. 
Les spectres stellaires contiennent des raies sombres très nettes, remarquées pour la première fois par William Wollaston en 1802, redécouvertes par Joseph von Fraunhofer en 1814, et identifiées comme des signes révélateurs de la présence d'éléments chimiques spécifiques par Gustav Kirchhoff et Robert Bunsen dans les années 1860. Les travaux pionniers de l'astrophysicien indien Meghnad Saha, en 1920, ont permis de relier l'intensité de ces "raies d'absorption" à la température et à la composition chimique de l'étoile, fournissant ainsi la base de nos modèles physiques des étoiles. C'est sur la base de ces travaux que Cecilia Payne-Gaposchkin a réalisé que les étoiles comme le Soleil sont principalement constituées d'hydrogène et d'hélium, et que les éléments chimiques plus lourds n'y sont présents qu'à l'état de traces. 
Les calculs sous-jacents qui relient les caractéristiques spectrales à la composition chimique et à la physique du plasma stellaire ont depuis lors été d'une importance cruciale pour l'astrophysique. Ils ont été à la base d'un siècle de progrès dans notre compréhension de l'évolution chimique de l'univers ainsi que de la structure physique et de l'évolution des étoiles. Le modèle standard de l'évolution solaire est calibré à l'aide d'un ensemble de mesures de la composition chimique de l'atmosphère solaire, qui a été publié en 2009, qui est devenu une bible dans les milieux de la physique solaire. Mais la reconstruction de la structure interne du Soleil, basée sur ce modèle standard, contredit un autre ensemble de mesures : les données héliosismologiques, des mesures qui suivent très précisément les oscillations infimes du Soleil dans son ensemble, la façon dont le Soleil se dilate et se contracte selon des schémas caractéristiques, sur des échelles de temps allant de quelques secondes à quelques heures. Tout comme les ondes sismiques fournissent aux géologues des informations cruciales sur l'intérieur de la Terre, l'héliosismologie fournit des informations sur l'intérieur du Soleil. Selon l'héliosismologie, la région dite convective à l'intérieur du Soleil, où la matière monte et redescend, devait être considérablement plus grande que ce que prévoyait le modèle standard. La vitesse des ondes sonores près du fond de cette région s'écartait nettement des prédictions du modèle standard, tout comme la quantité globale d'hélium dans le Soleil. Par ailleurs, certaines valeurs prédites de flux de neutrinos solaires étaient également légèrement fausses par rapport aux données expérimentales. Les astronomes ont rapidement dénommé leurs problèmes la "crise de l'abondance solaire".
Pour résoudre cette crise, Ekaterina Magg et ses collaborateurs utilisent les données atomiques et moléculaires les plus récentes (2021), ainsi que de nouveaux modèles atomiques hors équilibre thermodynamique local et différents modèles d'atmosphère solaire (CO5BOLD et STAGGER) obtenus à partir de simulations 3D de convection stellaire de type radiation-hydrodynamique. Tout ça pour relier avec la plus grande précision l'intensité des raies d'absorption observées dans le spectre du Soleil avec la quantité de l'élément qui en est responsable, ce qu'on appelle l'analyse spectrale. Les chercheurs réexaminent les modèles sur lesquels reposent les estimations spectrales de la composition chimique du Soleil. Les toutes premières études sur la production des spectres d'étoiles reposaient sur ce que l'on appelle l'équilibre thermodynamique local (LTE). Elles supposaient que, localement, l'énergie dans chaque région de l'atmosphère d'une étoile avait le temps de se répartir et d'atteindre une sorte d'équilibre. Il serait ainsi possible d'attribuer une température à chacune de ces régions, ce qui entraîne une simplification considérable des calculs. Mais dès les années 1950, les astronomes se sont rendu compte que cette image était trop simplifiée. Depuis, de plus en plus d'études ont intégré des calculs abandonnant l'hypothèse de l'équilibre local. Ces calculs comprennent une description détaillée de la façon dont l'énergie est échangée au sein du système : les atomes sont excités par les photons, ou entrent en collision, les photons sont émis, absorbés ou diffusés. Dans les atmosphères stellaires, où les densités sont trop faibles pour permettre au système d'atteindre l'équilibre thermique, les calculs non-LTE donnent des résultats très différents de leurs équivalents à équilibre local.
Le travail de l'équipe de Ekaterina Magg s'inscrit dans cette ligne. Les chercheurs ont entrepris de calculer encore plus en détail l'interaction entre la matière et le rayonnement dans la photosphère solaire. La photosphère est la couche externe d'où provient la majeure partie de la lumière du Soleil, et aussi où les raies d'absorption sont "imprimées" dans le spectre solaire. A l'issue de ces analyses et calculs, Magg et son équipe constatent que le Soleil contient 26 % d'éléments plus lourds que l'hélium (les "métaux") de plus que ce que les études précédentes avaient déduit. Pour rappel, ces atomes lourds représentent seulement un millième de tous les noyaux atomiques du Soleil. Et concernant l'oxygène, la réévaluation est de +15% par rapport aux valeurs précédentes. 
Ces nouvelles valeurs d'abondance sont en bon accord avec la composition chimique des météorites primitives (de type chondrites CI) dont on pense qu'elles représentent la composition chimique du tout début du système solaire. Mais surtout, lorsque ces nouvelles valeurs sont utilisées comme données d'entrée pour les modèles de la structure et de l'évolution du soleil, la divergence qui apparaissait entre les résultats de ces modèles et les mesures héliosismologiques disparaît totalement. L'analyse approfondie de Magg et de ses collègues sur la façon dont les raies spectrales sont produites, en s'appuyant sur des modèles beaucoup plus complets de la physique, permet donc de résoudre la crise de l'abondance solaire. On peut même affirmer que grâce à cette nouvelle composition chimique, les nouveaux modèles solaires sont plus réalistes que jamais : ils produisent un modèle du Soleil qui est maintenant cohérent avec toutes les informations dont nous disposons sur la structure actuelle du Soleil : ondes acoustiques (héliosismologie), neutrinos, luminosité et rayon du Soleil, sans avoir besoin de recourir à une physique exotique à l'intérieur du Soleil, comme certains avaient commencé à le faire pour tenter de résoudre la crise de l'abondance.
Selon l'équipe de Magg, les nouveaux modèles sont faciles à appliquer à des étoiles autres que le Soleil. À l'heure où des études à grande échelle comme SDSS-V et 4MOST fournissent des spectres de haute qualité pour un nombre toujours plus grand d'étoiles, les futures analyses de chimie stellaire seront d'autant plus robustes, avec les implications plus larges qu'elles pourront avoir pour la reconstruction de l'évolution chimique de l'Univers dans son ensemble.

Source

Observational constraints on the origin of the elements IV. Standard composition of the Sun
Ekaterina Magg et al.
Astronomy & Astrophysics Volume 661, (20 May 2022)


Illustration

Spectre du Soleil, enregistré avec le spectrographe à très haute résolution NARVAL installé au Télescope Bernard Lyot de l'Observatoire Midi-Pyrénées (M. Bergemann / MPIA / NARVAL)

3 commentaires :

Pascal a dit…

Bonjour,

Petite coquille me semble-t-il : " ces atomes lourds représentent seulement un millième de pour cent de tous les noyaux atomiques du Soleil" ; en fait c'est plutôt un millième de tous les atomes (la métallicité du soleil Zo, fraction en masse, est d'environ 1.5 %, pour une masse molaire moyenne des "métaux" de l'ordre de 20).
Et un nième merci pour ce blog dont la qualité ne se dément pas, au contraire !

Bonne soirée

Dr Eric Simon a dit…

Merci Pascal, oui, un millième est bien suffisant ;-) On peut même dire que la métallicité du Soleil est de 0.013 que l'on divisera par 13 pour obtenir 1 millième (une moyenne de 20 c'est beaucoup, il y surtout de l'oxygène et du carbone)

Pascal a dit…

Avec les 4 principaux métaux O,C,Fe et Ne, et leur abondance relative, on arrive à 20... Mais d'un autre coté, la nouvelle métallicité proposée dans l'article est Z/X =0.0225 et en la divisant par 20, on retombe sur 1 millième !