24/05/22

Saturne : très forte érosion des anneaux confirmée


Les dernières orbites de la sonde Cassini autour de Saturne fin août-début septembre 2017 ont fourni une occasion unique de sonder la région située entre la haute atmosphère de Saturne et l'anneau D, l'anneau le plus interne.  Une étude détaille aujourd’hui les résultats des cinq dernières orbites qui ont échantillonné directement la thermosphère de Saturne et ont permis une analyse in situ approfondie de la composition de cette région. La complexité inattendue des données enregistrées par le spectromètre de masse INMS met en lumière le couplage qui existe entre l'atmosphère et les anneaux de Saturne et confirme une très forte érosion des anneaux, qui tombent sur la géante à grande vitesse. L’étude est publiée dans Journal of Geophysical Research : Planets.

L’instrument INMS (Ion and Neutral Mass Spectrometer) a enregistré des spectres riches en composants natifs de Saturne (H2, HD, He) ainsi que des glaces (CH4, NH3, H2O, CO, N2 et CO2) et des composés organiques de masse plus élevée provenant des anneaux et tombant dans l'atmosphère. Le spectromètre de masse INMS avait été conçu initialement pour caractériser la composition, la densité et la température de l'atmosphère de Titan, ainsi que son interaction avec le plasma magnétosphérique de Saturne. L'instrument a parfaitement fonctionné durant ses 13 années autour de Saturne et a permis d'énormes avancées sur la compréhension de l'atmosphère de Titan. Et le INMS de Cassini nous a également offert le luxe d'analyser au plus près les geysers d'eau salée de Encelade à plusieurs reprises par des passages répétés de la sonde à son voisinage immédiat, révélant des détails cruciaux sur la nature de l'océan liquide du petit satellite. Dans leur article, Joseph Serigano (Johns Hopkins University) et ses collaborateurs ont étendu les travaux qu’ils avaient publiés en 2018 et 2020 (dont nous nous étions émus : voir ici, et ), cette fois pour fournir une analyse approfondie du signal de toute la gamme de masse enregistrée par l'INMS pour les orbites 288, 290, 291, 292 et 293 de Cassini, alors qu’ils s’étaient focalisés précédemment uniquement sur les molécules les plus courantes : eau, méthane et ammoniac. Les chercheurs ont utilisé le même outil de déconvolution spectrale que dans leurs études précédentes, afin de déterminer la composition chimique et les profils de densité dans la haute atmosphère de Saturne. Ces informations leur permettent ensuite de calculer la perte de masse des anneaux.

Les orbites de Cassini numérotées 288 à 292 qui se sont déroulées entre le 14 août et le 9 septembre 2017 ont sondé l'atmosphère de Saturne jusqu'à une altitude d'environ 1626 km au-dessus du niveau à 1 bar de pression. L'orbite 289 n'était pas optimale et a été exclue de l'analyse. Quant à l'orbite 293 du 15 septembre 2017, elle a permis de sonder l'atmosphère jusqu'à 1367 km au-dessus du niveau à 1 bar. Alors que la plupart des orbites du Grand Finale de Cassini ont permis d’enregistrer des spectres de masse similaires, l'orbite 291 comprenait plus de matériaux exogènes que les autres, tandis que l'orbite 293 (la toute dernière) était au contraire appauvrie en de nombreuses espèces exogènes, notamment H2O et NH3.  Et il se trouve que l'orbite 293 est la seule qui a sondé une région aux latitudes différentes de Saturne, ce qui pourrait être responsable des différences entre cette orbite et les autres : l’afflux de matière se voit principalement au niveau de l’équateur : face à l’anneau D.

Serigano et son équipe ont fait un travail de fourmi en déconvoluant un spectre de masse à résolution unitaire pour déterminer les constituants présents dans le signal. C’est un processus difficile car les fragments de différentes espèces peuvent avoir la même masse atomique et se chevaucher dans le spectre, contribuant aux mêmes canaux de masse.  Et le manque de données d'étalonnage de l'INMS pour de nombreuses espèces d'intérêt a compliqué encore le processus.  Les chercheurs ont donc créé une base de données de 80 molécules susceptibles d’être rencontrées dans l’atmosphère ou les anneaux de Saturne, depuis les plus simples (hydrogène, hélium) jusqu’à des molécules organiques un peu complexes comme le N-méthoxy-méthanamine (C2H7NO), en passant par des molécules comme l’éthylamine (C2H7N), l’isocyanure d’éthyl (C3H5N), le 1-2ethanediol (C2H6O2), ou encore l’acrylonitril (C2H3CN) et de nombreuses autres… Et ils ont ensuite ajusté les spectres de masse mesurés, en simulant des mélanges de ces 80 espèces chimiques pour trouver la composition qui matchait le mieux avec les données (en faisant varier artificiellement l’intensité des pics de chaque fragment par une simulation Monte Carlo).

Les espèces natives de Saturne, H2, HD et He, se comportent comme prévu pour des constituants atmosphériques et les meilleures mesures d'ajustement attribuent une grande partie du signal des fragments de faible masses aux glaces : CH4, NH3, H2O,CO, N2 et CO2, et la majeure partie du signal des masses plus élevées aux molécules organiques. Selon les chercheurs, ces espèces exogènes, les glaces et les molécules organiques, sont probablement originaires des anneaux, mais la possibilité que certains constituants soient des produits de la photochimie dans la thermosphère supérieure de Saturne ne peut pas être exclue complètement, même si les ratios de mélange constants par rapport à l’hydrogène qui sont observés en fonction de l'altitude suggèrent que le phénomène de diffusion domine sur la production photochimique.

Serigano et ses collaborateurs peuvent à partir de là calculer la valeur de l'afflux total de matière provenant des anneaux et qui tombe dans l’atmosphère de Saturne. Il s'élève à une fourchette comprise entre 6,9 × 1013 et 2,3 × 1014 molécules par m² par seconde, ce qui se traduit par un taux de dépôt de masse compris entre 22 et 74 tonnes/s de matière entrant dans l'atmosphère de Saturne depuis les anneaux ! Dans leur étude précédente de 2020, les chercheurs trouvaient une valeur qui s’étendait entre 1,7 et 8,3 tonnes/s (qui était déjà énorme…).  Pour les chercheurs, il s'agit d'une quantité très significative de matière et d'une perte de masse pour les anneaux qu’ils qualifient d’ « insoutenable » sur de longues échelles de temps. En effet, à partir de la valeur de la masse totale des anneaux qui a été calculée, elle aussi grâce à Cassini (1,5 1016 tonnes), on peut calculer qu’à ce rythme, les anneaux devraient avoir complètement disparus d’ici seulement 6,4 à 21,6 millions d’années !  

Les planétologues préfèrent suggérer que l'afflux de matière sur l’atmosphère saturnienne qui a été mesuré par Cassini serait un phénomène transitoire dû à des perturbations récentes dans la région telles que la perturbation appelée D68 qui avait observée par Hedman et al. en 2014. Pour bien comprendre les processus en jeu dans cette région unique de notre système solaire, une modélisation photochimique de la haute atmosphère de Saturne va être nécessaire. La composition complexe inattendue trouvée dans la thermosphère de Saturne pourrait notamment avoir des implications sur l'équilibre radiatif et la dynamique de la région, par exemple sur la production de brume à des niveaux plus profonds dans l’atmosphère, étant donné que plusieurs de ces molécules devraient se condenser dans la stratosphère inférieure plus froide de Saturne.

Malheureusement, une nouvelle mission de l’ampleur de Cassini ne pourra pas voir le jour avant des décennies, empêchant l’obtention de nouvelles données in situ. Le télescope Webb pourra peut-être produire des observations utiles pour éclairer de nombreuses questions qui restent en suspens concernant le couplage anneau-atmosphère de Saturne.


Source

Compositional Measurements of Saturn’s Upper Atmosphere and Rings from Cassini INMS: An Extended Analysis of Measurements from Cassini’s Grand Finale Orbits

J. Serigano et al.

Journal of Geophysical Research : Planets (11 May 2022)

https://doi.org/10.1029/2022JE007238

 

Illustrations

1. Saturne imagée par la sonde Cassini (NASA/JPL/CalTech)

2. Vue d'artiste de la sonde Cassini en orbite de Saturne (NASA/JPL/Caltech)

3. Saturne imagée par la sonde Cassini (NASA/JPL/CalTech)


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