L'amas globulaire 47 Tucanae (47 Tuc) est l'un des amas d'étoiles les plus massifs de la Voie Lactée. Il est exceptionnellement riche en populations stellaires exotiques et depuis plusieurs décennies, il est une cible privilégiée des observateurs. Pourtant, il est très difficile à modéliser en raison de son grand nombre d'étoiles (plus d'1 million) et de sa forte densité. Une équipe de chercheurs vient de réussir à modéliser 47 Tuc en incluant toutes les interactions dynamiques pertinentes couplées à l'évolution stellaire et binaire, qui reproduisent diverses observations, notamment le nombre d'objets compacts contenu dans le gros amas globulaire. L'étude est parue dans The Astrophysical Journal.
Claire Ye (Northwestern University/CIERA) et ses collaborateurs ont utilisé un code de modélisation Monte Carlo nommé CMC. Il s'agit d'une alternative efficace aux codes de simulation à N corps qui sont généralement utilisés. Mais la modélisation d'un amas globulaire aussi massif et dense que 47 Tuc nécessite un temps de calcul très important et un code à N corps sophistiqué. Il faut par exemple plus d'un an pour que le meilleur code actuel à N corps direct, NBODY6++GPU (développé par Wang et al. en 2015), simule un amas globulaire similaire à 47 Tuc avec 1 million d'étoiles. La technique de tirages aléatoires Monte Carlo est plus rapide pour explorer l'espace paramétrique des conditions initiales pour 47 Tucanae. Les deux seules études précédentes de 47 Tuc utilisant la modélisation à N corps reposaient soit sur la mise à l'échelle de modèles de faible masse (Baumgardt & Hilker 2018), ou bien appliquaient des impulsions natales artificiellement grandes pour les trous noirs afin qu'il n'y ait que quelques trous noirs dans leurs modèles. Les modèles sans nombre réaliste de trous noirs peuvent toujours montrer des correspondances étroites avec des observations telles que le profil de luminosité de surface, mais manqueraient potentiellement la dynamique associée qui affecte également de manière significative d'autres objets exotiques par le biais de rencontres gravitationnelles.
Grâce à leur approche stochastique, Ye et ses collaborateurs déterminent non seulement la population de pulsars et de trous noirs que doit contenir 47 Tuc, mais aussi les profils de luminosité de surface et de dispersion des vitesses, ainsi que les accélérations des pulsars. Ils montrent que les propriétés actuelles de 47 Tuc sont mieux reproduites en adoptant une fonction de masse stellaire initiale qui est un peu différente par rapport aux hypothèses standard (à la fois lourde par le bas et légère par le haut ). Ils trouvent aussi que les mécanismes de formation de binaires par collisions d'étoiles géantes et par captures de marée jouent un rôle crucial dans la formation de binaires d'étoiles à neutrons et de pulsars millisecondes dans 47 Tuc. Parmi les différents modèles qu'ils ont produits, celui qui est le mieux ajusté aux observations contient 54 pulsars millisecondes, dont 70% sont formés par collisions d'étoiles géantes et captures de marée. Les modèles suggèrent également que 47 Tuc contiendrait actuellement jusqu'à environ 184 trous noirs de masse stellaire, 2 trous noirs binaires, 14 binaires X de faible masse, 1368 étoiles à neutrons et 334 variables cataclysmiques (un type d'étoile binaire qui est constituée d'une naine blanche et d'une compagne qui lui transfère sa masse).
Parmi les 54 pulsars millisecondes qui apparaissent dans la modélisation avec un âge d'amas compris entre 9 et 12 milliards d'années, la moitié se trouvent en système binaire et l'autre moitié sont des pulsars isolés. La plupart des pulsars millisecondes (32 d'entre eux) sont formés par des collisions avec des étoiles géantes. La plupart de ces collisions se produisent entre une étoile géante et une étoile de la séquence principale, où le coeur de l'étoile géante devient une étoile à neutrons dans l'évolution stellaire ultérieure du couple. Quelques-unes de ces collisions d'étoiles géantes se produisent avec naine blanche. Ye et ses collaborateurs remarquent que dans leur modèle, la plupart des binaires d'objets compacts sont formées par des interactions dynamiques.
Comme il s'agit de l'un des amas globulaires les plus proches de la Terre et qu'il est situé à une latitude galactique élevée, il existe de nombreuses données d'observation sur 47 Tuc, dont beaucoup proviennent du télescope spatial Hubble, de Chandra et, plus récemment, de Gaia. Par exemple, peu de temps après le lancement de télescope Hubble, Guhathakurta et al. avaient exploité sa capacité à résoudre des étoiles individuelles dans des champs encombrés, et avaient construit un diagramme couleur-magnitude précis et placé une limite supérieure sur la masse des objets compacts au centre de l'amas. Les observations actuelles de 47 Tuc indiquent la présence de 28 pulsars millisecondes (contre 54 dans le modèle), six binaires X de faible masse (contre 14 dans le modèle) , 1 trou noir binaire (2 dans le modèle), et 43 variables cataclysmiques (334 dans le modèle). Si le modèle est réaliste, il reste donc pas mal d'objets exotiques à découvrir dans 47 Tucanae. On sait que seulement 10% des pulsars millisecondes de 47 Tuc se sont formés dans des binaires primordiales. 18 sur 28 se trouvent dans des systèmes binaires, 6 sur ces 18 sont des "veuves noires" (accompagnés de très petites étoiles ou de naines brunes) et 3 sur les 18 sont des "dos rouges", accompagnés de petites étoiles un peu plus massives). Concernant les variables cataclysmiques connues, ce sont seulement 35% qui se sont formées dans des binaires primordiales.
Cette fraction élevée de binaires d'objets compacts formées dynamiquement (par capture ou collision) n'est pas surprenante selon les chercheurs, compte tenu de la forte densité de 47 Tuc et de la faible fraction binaire primordiale initiale qui a été adoptée dans la modélisation, et qui est motivée par les observations de 47 Tuc.
D'après Ye et son équipe, les nombres de pulsars millisecondes, binaires X de faible masse, et de variables cataclysmiques sont probablement des limites supérieures étant donné que les traitements simples de capture de marée et de collision d'étoiles géantes qu'ils ont utilisés maximisent la formation binaire. Ils démontrent en revanche que la capture gravitationnelle dans les amas globulaires peut être importante pour la formation des pulsars millisecondes de type dos rouge et que de nombreux pulsars peuvent être formés à partir de collisions d'étoiles géantes. De plus, d'après leur modèle, un trou noir de masse intermédiaire n'est pas nécessaire pour expliquer les accélérations des pulsars qui sont observées dans l'amas (la présence d'un trou noir intermédiaire de 2300 masses solaires a été suggéré en 2017).
En conclusion, Claire Ye et ses collaborateurs précisent qu'en raison de l'important temps de calcul nécessaire à l'exécution d'une simulation de la taille de 47 Tuc, ils n'ont pas exploré systématiquement le vaste espace de paramètres des conditions initiales des amas globulaires, ni toute la gamme d'incertitudes des diverses hypothèses et paramètres d'entrée (par exemple, les impulsions natales des trous noirs et des étoiles à neutrons, ou le traitement du transfert de masse binaire et des phases d'enveloppe commune). Ils ne prétendent par conséquent pas que leur meilleur modèle soit effectivement le meilleur. Il n'en reste pas moins qu'il reproduit assez fidèlement ce qui est observé dans un des plus riches amas globulaire de notre galaxie et c'est une belle réussite.
Source
Compact Object Modeling in the Globular Cluster 47 Tucanae
Claire Ye et al.
The Astrophysical Journal, Volume 931, Number 2 (2022 May 26)
Illustration
47 Tucanae (Jose Mtanous)
6 commentaires :
Bonjour,
" La plupart des pulsars millisecondes (32 d'entre eux) sont formés par des collisions avec des étoiles géantes. La plupart de ces collisions se produisent entre une étoile géante et une étoile de la séquence principale, où le coeur de l'étoile géante devient une étoile à neutrons dans l'évolution stellaire ultérieure du couple."
De quelles étoiles géantes parle-t-on ? A priori, les géantes massives n'ont rien à faire dans un amas globulaire (AG) de 10 Ga, il s'agirait de géantes rouges d'environ 1 masse solaire pour lesquelles la phase géantes survient à cet age ? Mais alors comment peut-elle former une étoile à neutron à partir d'un noyau de moins d'une masse solaire ? A moins que la collision date de la jeunesse de l'AG, avec des masses plus élevées, mais alors le PMS aurait survecu jusque là ? Clairement, quelque chose m'échappe !
Il ne s'agit pas d'étoiles géantes massives ici, pour ce qui est des systèmes binaires. Des pulsars sont produits ici suite à une phase d'enveloppe commune entre la géante et l'étoile de la séquence principale. Je te renvoie vers l'article qui est en accès libre, voir la section 2.2, extrait : "Qualitatively, we expect a collision involving at least one giant star to proceed similarly to the common-envelope process where the cores orbit inside an extended envelope. Through drag forces, the binary inspirals and deposits energy into the envelope until eventually the envelope is expelled, leaving behind a compact binary. We assume that there is no mass transfer to a companion star from the envelopes of the giant stars during these collisions. For single–single collisions involving only one giant, we assume that a binary star formed consists of the core of the giant star and the interacting MS star or compact object."Sur la figure 4 du papier, les populations sont comparées entre 2 époques : après 0.5 Ga et après 10.5 Ga. On voit que la grande majorité des étoiles à neutrons sont déjà formées après 0.5 Ga, mais les pulsars millisecondes ne sont pas figurés, il faut dire que leur nombre est très inférieur aux étoiles à neutrons un peu vieilles.
Merci Eric pour ta réponse ; j'avais bien lu le papier, mais pas vu la figure 4, qui montre en effet pratiquement autant d'EN à O.1 Gyr qu'à 10.5 Gyr ; cela ne signifie-t-il pas que les géantes impliquées sont massives (elles existent encore à cette époque), suffisamment pour former des EN (noyau d'au moins 8 Mo) ? Les PMS ont pu se former bien plus tard, à partir de vieilles EN.
c'est sûr que la plupart des EN se forment très tôt à partir des étoiles massives. Ensuite, les pulsars millisecondes peuvent être recyclés à partir d'une vieille EN dans une binaire en effet, mais une partie proviendrait bien de rencontres entre étoiles d'après ce que je comprends. Dans ce cas, le coeur de la géante, une naine blanche, fusionne avec le coeur de l'étoile de la séquence principale au sein de l'enveloppe pour produire un pulsar (1,4 masses solaires, c'est vite arrivé...) qui récupère le moment cinétique des deux coeurs et donc se retrouve milliseconde...
La fusion d'une naine blanche avec une autre étoile ne produit-il pas une SN 1a, sans résidu stellaire ? En va-t-il différemment entre le coeur d'une géante et une naine blanche (l'enveloppe est expulsée avant la fusion) ?
ici ça serait le processus AIC (accretion induced collapse). Sur cette voie de formation d'étoiles à neutrons à partir de naines blanches, tu peux regarder ce papier par exemple : https://arxiv.org/abs/2005.01880
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