Alors qu'il est communément admis que les noyaux galactiques actifs à très forte émission radio sont hébergés exclusivement par des galaxies elliptiques géantes, une équipe de chercheurs chinois vient de découvrir avec Hubble des radiogalaxies à double lobe qui sont associées à des galaxies à disque. Ils publient leur découverte dans The Astrophysical Journal.
L'un des nombreux problèmes non résolus en astrophysique est l'origine des jets radio qui sont visibles dans certains noyaux actifs de galaxies (AGN), mais pas de tous. Le modèle principal suggère que des jets puissants et relativistes dans les AGN radio-forts se forment en puisant dans l'énergie de rotation d'un trou noir en rotation rapide (Blandford & Znajek 1977). Les AGN sont traditionnellement désignés comme radio-forts ou radio-silencieux, même s'il existe une forte motivation pour abandonner ces étiquettes au profit d'alternatives plus physiques. Pour des raisons historiques, deux définitions opérationnelles de l'intensité radio ont été couramment invoquées. D'une part, elle peut être délimitée sur la base d'une puissance radio absolue, telle que P à 6 cm > 1025 W Hz-1 sr-1 (Miller et al. 1990 ). Cela a l'avantage de la simplicité et de l'indépendance des observations à d'autres longueurs d'onde. D'autre part, il est devenu populaire de définir l'intensité radio des AGN non pas par un absolu mais plutôt par la puissance relative de l'émission radio. Kellermann et al. (1989) avaient proposé la convention largement acceptée de R ≡ L(6 cm) / L(B), avec la limite entre radio-fort et radio-silencieux fixée à R = 10. Selon ce critère, entre 10% et 20% des quasars sélectionnés optiquement sont classés comme radio-forts. Mais ces deux critères traditionnels rencontrent des difficultés dès qu'on est confronté à des AGN de faible luminosité associés à des trous noirs de masse ou de taux d'accrétion relativement faibles. Malgré ces complications, une tendance empirique concernant la nature des jets radio est restée largement intacte : les AGN les plus puissants, en particulier ceux qui arborent des points chauds radio à double lobe à grande échelle qui s'étendent au-delà des limites de la galaxie hôte, résident presque universellement dans des galaxies elliptiques, tandis que les galaxies hôtes des AGN radio-silencieux couvrent un large éventail de morphologies optiques. Et cette dichotomie dans la morphologie de la galaxie hôte en termes de puissance radio est reconnue depuis très longtemps dans les radio galaxies et confirmé par des observations à haute résolution des hôtes de quasars radio-forts plus récents.
Zihao Wu, Luis Ho et Ming-Yang Zhuang (université de Beijing) ont analysé des images à haute résolution dans le visible du télescope spatial Hubble d'un échantillon de radiogalaxies avec des structures à double lobe étendues associées, à la recherche de leur contrepartie optique. Après avoir évalué systématiquement la probabilité d'alignement aléatoire entre les lobes radio et les homologues optiques, ils obtiennent un échantillon de 18 objets susceptibles d'avoir de véritables associations. Les galaxies hôtes ont des morphologies de type tardif non ambiguës, c'est à dire des galaxies bien formées en disque, y compris avec des bras en spirale, des bandes de poussière à grande échelle et des bulbes faibles : six galaxies ont des bras spiraux très nets (J0209+075, J0806+062, J1128+241, J1328+571, J1646+383, J1656+640) et sept possèdent des bandes de poussière très étendues de dimensions comparables à toute la galaxie (J0219+015, J0847+124, J0855+420, J0914+413, J0926+465, J0956+162, J1633+084), qui est une signature typique de disque vu par la tranche. Wu et ses collaborateurs concluent que 70% de leur échantillon possède une structure spirale.
Les astrophysiciens chinois montrent que la majorité des galaxies trouvées ont des masses stellaires inhabituellement grandes (une médiane de 130 milliards de M⊙) et des couleurs optiques rouges, compatibles avec les galaxies massives quiescentes sur la "séquence rouge". Wu et ses collègues suggérent que la masse du trou noir joue un rôle fondamental dans le lancement de jets radio à grande échelle, et que la rareté des lobes radio étendus observées dans les galaxies de type tardif comme celles-ci serait la conséquence de la fonction de masse stellaire abrupte aux masses élevées.
Les astrophysiciens notent toutefois quelques éléments remarquables : les radiogalaxies à disque ont pour la plupart des morphologies Fanaroff – Riley de type II mais une puissance radio qui est toujours inférieure à celle des sources de type similaire qui sont traditionnellement hébergées par des galaxies elliptiques. D'autre part, les jets radio ne montrent aucun alignement préférentiel avec le petit axe du bulbe ou du disque galactique, à l'exception d'une légère tendance possible à l'alignement parmi les systèmes qui sont les plus dominés par le disque.
On se rappelle que les observations récentes de l'Event Horizon Telescope ont révélé que Sgr A* avait un spin élevé, ce qui, pour Wu et son équipe, ne rend plus tenable l'argument du spin du trou noir pour rendre compte de la dichotomie morphologique entre les AGN radio-forts et radio-silencieux, notre galaxie étant une jolie galaxie spirale. Pour Wu et ses collaborateurs, le fait de trouver des galaxies spirales associées à des noyaux actifs radio-forts est peut-être lié à la masse du trou noir, et non à sa rotation. Ce pourrait être la masse du trou noir supermassif qui détermine la puissance du jet radio. Dans leur échantillon de galaxies, la masse du trou noir supermassif est estimé à un minimum de 100 millions de masses solaires (Sgr A* avec ses 4,2 millions de masses solaires est anormalement petit pour la taille de la Voie Lactée). On sait que la fraction de galaxies qui hébergent des AGN radio-forts dépend fortement de la masse stellaire totale. Et comme la masse du trou noir est étroitement liée à la masse stellaire (au moins du bulbe), il est tentant de conclure que les trous noirs plus massifs sont plus enclins à produire des AGN radio-forts selon les chercheurs chinois. De plus, des études du début des années 2000 avaient montré que la puissance même du jet radio augmente avec la masse du trou noir (Franceschini et al. 1998 ; Lacy et al. 2001 ; McLure & Jarvis 2004). Comme les galaxies de type tardif (spirales) hébergent généralement des trous noirs moins massifs, probablement une manifestation indirecte de leurs masses stellaires généralement plus faibles, il serait alors naturel que les galaxies dominées par un disque ne puissent supporter que des jets radio moins étendus et moins puissants.
Il se trouve que les galaxies spirales trouvées par Wu et ses collègues qui sont pourtant associées à des lobes radio forts, sont particulièrement massives pour des galaxies de leur type. Il est en effet assez inhabituel pour les galaxies spirales d'avoir des masses stellaires aussi grandes que celles trouvées ici, car la masse stellaire caractéristique des galaxies spirales est de 30 milliards de M⊙, au-dessus de laquelle le nombre de galaxies chute de manière significative. Les galaxies spirales avec M* > 100 milliards M⊙ sont extrêmement rares et n'ont été systématiquement étudiées que récemment, notamment par Ogle et al. en 2016 et 2019.
Plus rares encore sont les galaxies spirales qui hébergent de puissants AGN radio. Avant cette étude, neuf cas sécurisés de sources radio à double lobe hébergées par des galaxies à disque avaient été rapportés, mais un seul (J0315−1906 ; Keel et al. 2006) avait bénéficié de l'imagerie à haute résolution de Hubble. Wu et ses collaborateurs remarquent que six de ces neuf cas ont également des masses stellaires supérieures à 100 milliards de masses solaires... Avec les statistiques de leur nouvel échantillon, ces tendances font dire aux chercheurs chinois que la formation de lobes radio à grande échelle pourrait être liée à la masse stellaire inhabituellement élevée des hôtes.
Les résultats de cette étude montrent que la vision traditionnelle des AGN radio-forts doit être modifiée. Les hôtes des radiosources à double lobe englobent non seulement les galaxies elliptiques, mais aussi une population rare de galaxies spirales, dont la caractéristique commune est qu'elles ont, elles aussi, des masses stellaires inhabituellement importantes, et donc un trou noir de masse élevée. Toutes les galaxies massives ne produisent pas de lobes radio étendus, mais la probabilité qu'elles le fassent augmente avec la masse stellaire de la galaxie et celles qui le font montrent une luminosité radio ou une puissance de jet qui est à peu près proportionnelle à la masse stellaire de la galaxie. Wu et son équipe en concluent que la puissance du jet est presque exactement linéairement proportionnelle à la masse du trou noir. Ces tendances sont valables quelle que soit la morphologie des galaxies.
Si la masse stellaire et, par extension, la masse du trou noir, est le principal facteur qui détermine la probabilité qu'une galaxie lance des jets radio, alors qu'en même temps, elle contrôle également la puissance du jet qui est finalement lancé, alors on peut peut-être comprendre pourquoi les structures de jets étendus sont si rares dans les galaxies spirales. La fonction de masse stellaire (la répartition des étoiles en fonction de leur masse) des galaxies qui sont dominées par un disque est pondérée vers des masses sensiblement inférieures à celle des galaxies dominées par un bulbe, et encore plus par rapport à celle des galaxies elliptiques. Ainsi, on s'attend a priori à ce que les jets radio étendus soient à la fois rares et faibles dans les galaxies spirales massives. Lorsqu'ils sont présents, les jets seront plus compacts, car la taille du jet est en corrélation avec sa puissance. Si le jet ne s'étend pas de manière significative au-delà des limites du disque stellaire, il est susceptible d'être confondu avec l'émission synchrotron associée à la formation d'étoiles...
Source
An Elusive Population of Massive Disk Galaxies Hosting Double-lobed Radio-loud Active Galactic Nuclei
Zihao Wu, Luis Ho, and Ming-Yang Zhuang
The Astrophysical Journal, Volume 941, Number 1 (30 december 2022)
Illustration
Les 18 galaxies à disque observées en contrepartie de lobes radio étendus (Wu et al.)
1 commentaire :
Bonsoir,
l'idée principale de l'article est la suggestion de remplacer le "spin paradigm" par une relation entre la puissance radio et la masse du trou noir ; je suis un peu surpris par l'équivalence avancée par les auteurs (avec quelques précautions) entre la masse stellaire (de la galaxie) et celle du trou noir central ("The key factor seems to be the galaxy's stellar mass, or, equivalently, the BH mass, to the extent that the two are closely related") ; j'avais la notion que cette dernière était plutôt reliée à la masse du bulbe, soit une fraction variable et minoritaire de la masse stellaire totale dans le cas des galaxies à disque (B/T 0.13 en moyenne dans l'échantillon de l'article), contrairement aux elliptiques qui peuvent être considérées comme un bulbe isolé ; cela pourrait expliquer la rareté relative des radiogalaxies à disque et leur masse stellaire totale particulièrement élevée, en plus de l'effondrement rapide de la fonction de masse stellaire des galaxies tardives par rapport aux elliptiques ?
NB / je crois qu'il ne faut pas confondre la (galaxy) stellar mass function (nombre de galaxies en fonction de leur masse stellaire totale) et l'IMF (distribution initiale des masses stellaires individuelles dans une population).
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