mardi 17 janvier 2023

Clap de fin pour l'anomalie des antineutrinos de réacteur (et pour les neutrinos stériles)


L'expérience STEREO qui mesure les antineutrinos électroniques sortant du réacteur expérimental à haut flux de l'ILL à Grenoble, vient de livrer ses derniers résultats : l'anomalie vue depuis de nombreuses années se révèle être dûe à une mauvaise évaluation des fissions de l'uranium et non à l'existence d'un quatrième neutrino (stérile). Les physiciens publient leurs résultats dans Nature et dans Physical Review Letters.

Dans les années 2010, des anomalies observées dans les spectres d'antineutrinos émis par les réacteurs nucléaires ont fait émettre l'hypothèse de l'existence d'un état supplémentaire du neutrino qui serait stérile, c'est-à-dire n'interagissant pas par le biais de l'interaction faible. L'expérience STEREO a été conçue pour étudier cette conjecture, qui étendrait potentiellement le modèle standard de la physique des particules. Les physiciens de la collaboration STEREO publient une analyse de l'ensemble des données générées par le détecteur STEREO. 
Plusieurs expériences ont été installées auprès de réacteurs nucléaires pour mesurer le flux d'antineutrinos électroniques qui sont produit lors des très nombreuses désintégration béta qui ont lieu parmi les plus de 800 produits de fission différents générés lors de la fission de l'uranium 235. Presque toutes ces expériences ont détecté une anomalie dans le flux d'antineutrinos : à certaines énergies, le flux d'antineutrinos est de 6 à 10% supérieur ou inférieur aux prévisions. Ce qu'on a rapidement nommé l'"anomalie des antineutrinos de réacteur" a enthousiasmé la communauté des physiciens des neutrinos, car elle pouvait  être la signature d'un hypothétique neutrino stérile, longtemps vu comme un candidat très sérieux pour la matière noire. Alain Letourneau (CEA) et ses collègues de l'expérience STEREO, ont mesuré le flux d'antineutrinos électroniques à seulement 10 m du réacteur expérimental de l'Institut Laue Langevin. Ils ont travaillé avec une puissance du réacteur de 52,78 MW ± 0,77 MW en moyenne durant l'expérience, ce qui a donné lieu à la détection de 394 antineutrinos par jour. Ils confirment bien les anomalies observées par d'autres expériences, mais vont un peu plus loin en montrant que cette anomalie ne vient pas de l'existence hypothétique d'un quatrième neutrino qui serait stérile et vers lequel les antineutrinos électroniques pourraient osciller. STEREO mesure avec précision le spectre d'énergie des antineutrinos associés à la fission de 235U. La segmentation du détecteur en 6 cellules identiques et sa très courte distance au cœur compact (seulement 10 m) sont ici des propriétés cruciales pour l'analyse. Etant données les caractéristiques attendues pour un neutrino stérile, on s'attendrait à ce qu'il ait une masse de l'ordre de 1 eV ce qui produirait une oscillation de saveur sur quelques mètres. Le détecteur STEREO devrait donc voir une différence entre le spectre en énergie des neutrinos qui est mesuré dans la première cellule (la plus proche du réacteur) et celle qui en est la plus éloignée. Mais lorsqu'ils comparent les spectres des différentes cellules de scintillateur hydrogéné et gadolinié de leur détecteur, Alain Letourneau et ses collaborateurs ne voient aucune différence. Alors qu'ils observent en revanche bien les mêmes anomalies de flux par rapport à ce qui est attendu à partir des flux beta théoriques. 

Pour prédire le flux d'antineutrinos, les physiciens utilisent généralement des données enregistrées sur le flux des électrons qui est accompagné par le flux d'antineutrino dans la désintégration beta. Mais Letourneau et ses collaborateurs ont donc trouvé des bonnes raisons de douter des mesures effectuées précédemment sur les électrons des désintégrations beta. En mesurant les spectres d'antineutrinos, et en déduisant les spectres d'électrons correspondants, par une théorie fondamentale, et en comblant les lacunes à l'aide d'un modèle phénoménologique, ils ont pu traiter les plus de 800 désintégrations bêta différentes présentes dans le réacteur. Ils trouvent des "bosses" dans le flux d'antineutrinos qui concordent avec leurs observations. Des caractéristiques similaires sont prédites pour les spectres d'électrons (car la somme de l'énergie de l'électron et de l'antineutrino est constante), mais elles n'apparaissent pas dans les données mesurées précédemment sur les électrons...
Les résultats de Letourneau et son équipe suggèrent donc qu'un biais expérimental dans les mesures d'électrons soit à l'origine de l'"anomalie" des antineutrinos de réacteurs, qui ne seraient du coup pas du tout anormaux, puisque ce seraient les spectres des électrons des réacteurs qui seraient légèrement erronés. 
Ces résultats de STEREO sont donc doublement importants : d'un côté, ils falsifient à leur tour l'hypothèse de l'existence des neutrinos stériles de 1 eV, comme l'avaient déjà fait dans un autre cadre les expériences MINOS+ en 2019 (voir ici) et IceCube en 2020 (voir là), et d'un autre côté, ils montrent quelle est l'origine de l'anomalie qui était observée à proximité des réacteurs nucléaires.
L'expérience STEREO fournit la mesure la plus précise à ce jour du spectre des antineutrinos de la fission de 235U. Ce spectre est maintenant destiné à être utilisé par la communauté de la physique des particules comme spectre de référence pour les futures expériences de réacteur de haute précision, telles que la détermination de la hiérarchie de masse des neutrinos ou les tests à basse énergie du modèle standard avec le processus récemment accessible de diffusion élastique neutrino–noyau. Les observations de neutrinos astrophysiques ou de géoneutrinos où les antineutrinos de réacteur sont une source de bruit de fond bénéficieront également d'une meilleure description de leur flux. 
Au-delà de sa pertinence pour la physique fondamentale des neutrinos, cette mesure du spectre total des antineutrinos de 235U a le potentiel d'améliorer les données évaluées de fission nucléaire avec, en particulier, une sensibilité aux rendements de fission et à la description des transitions bêta des produits de fission. Le nouveau spectre de référence, ainsi que le gain de fiabilité et de précision des données nucléaires associé, trouveront ainsi également des applications directes dans l'exploitation et la surveillance des réacteurs. 

Sources

STEREO neutrino spectrum of 235U fission rejects sterile neutrino hypothesis
The STEREO Collaboration
Nature volume 613 (11 january 2023)
Origin of the Reactor Antineutrino Anomalies in Light of a New Summation Model with Parametrized 
β- Transitions
A. Letourneau et al.
Phys. Rev. Lett. 130, 021801 (10 January 2023)


Illustration

Configuration du détecteur STEREO et comparaison des spectres d'antineutrinos détectés dans les cellules 1 et 6 par rapport au cas de l'absence de de neutrinos stériles (collaboration STEREO)

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