Une équipe de chercheurs chinois s'est intéressée au lien qui existerait entre les fusions de galaxies et l'activité de leur noyau. On pense généralement que les rapprochements de galaxies produisent un regain d'activité de leur noyaux, devenant temporairement des AGN (Noyaux Actifs de Galaxies) visibles en rayons X. Il semblerait que ce se soit loin d'être systématique... Ils publient leur étude dans The Astrophysical Journal.
Le paradigme standard de formation des structures est ce qu'on appelle une formation hiérarchique selon laquelle la plupart des galaxies interagissent fréquemment avec d'autres galaxies au cours de leur vie. Et lorsque les deux galaxies en interaction sont gravitationnellement liées, leur destin ultime est de fusionner, formant alors une galaxie plus massive. Au cours des fusions de galaxies, les forces de marée et la pression dynamique agissent pour redistribuer le contenu stellaire et gazeux de la paire en interaction. Il est théoriquement prédit et ça a été démontré par des simulations numériques, que lors de passages rapprochés, les couples de galaxies entraînent des afflux de gaz vers le centre d'une ou des deux galaxies, déclenchant potentiellement une formation intense d'étoiles et des noyaux galactiques qui deviennent actifs (des AGN, Active Galactic Nuclei). Une conséquence de ce scénario est la prévalence des paires d'AGN dans les fusions de galaxies de même taille, qui impliquent donc deux trous noirs supermassifs avec une accrétion active simultanée. Plus précisément, les « AGN doubles » comme on les appelle, des paires d'AGN avec une séparation inférieure à 10 kpc en projection, sont généralement attendues au stade intermédiaire à avancé des fusions. Il s'agit d'une phase cruciale au cours de laquelle le ou les trous noirs peuvent considérablement augmenter leur masse, précédant la formation d'un couple de trous noirs supermassifs puis leur fusion ultime.
Les observations de rayons X à haute résolution offrent un outil unique pour sonder le lien qui peut exister entre les fusions de galaxies et les noyaux galactiques actifs (AGN). Pour cela, le télescope Chandra de la NASA est un outil de choix. C'est sans doute pour cela que Lin He (université de Nanjng) et ses collaborateurs chinois ont exploité des données d'archives du télescope américain à la recherche de l'émission de rayons X d'un échantillon préalablement sélectionné de paires de galaxies très rapprochées, en voie de fusion. He et ses collaborateurs ont sélectionné 92 paires de galaxies proches, qui ont des séparations projetées inférieures à 20 kpc, donc représentatives du stade intermédiaire à tardif des fusions de galaxies. Ils les ont sélectionnées sur la base de données obtenues dans le visible, donc sans aucun a priori sur la présence ou non d'un noyau galactique actif, donc sans biais de sélection. Il n'y a pas non plus de biais de sélection sur le critère de la richesse en gaz des galaxies, un critère qui est important pour déclencher l'activité du noyau d'une galaxie, lorsque du gaz frais apporté par le processus de fusion galactique vient rencontrer le voisinage proche du trou noir supermassif au centre des galaxies.
Les données de Chandra indiquent que sur les 184 galaxies (92x2), 70 d'entre elles sont détectées en rayons X, ce qui fait un taux de 38%. Les astrophysiciens chinois indiquent que les noyaux détectés et non détectés en rayons X ne montrent aucune différence systématique dans les propriétés de leur galaxie hôte, telles que la morphologie de la galaxie, la masse stellaire et la dispersion de la vitesse stellaire. Ensuite, Lin He et son équipe prennent en compte un signal qui peut être une contamination potentielle en rayons X, il s'agit du rayonnement dû à la formation d'étoiles (entre 2 et 10 keV, pour une luminosité inférieure à 1041 erg s-1). Le nombre de noyaux actifs détectés tombe alors à 32 sur 184, ce qui fait un taux de 18%. Ce faible taux ne montre aucun excès par rapport au taux de détection par rayons X d'une comparaison échantillon d'AGN simples classifiés optiquement préalablement. Et He et ses collègues montrent que la fraction de paires contenant un double AGN est seulement de 2% (±2%) .
Les chercheurs chinois remarquent également que la plupart des noyaux galactiques aux plus petites séparations projetées qui sont sondés par leur échantillon (quelques kiloparsecs) ont une luminosité apparente en rayons X et un rapport d'Eddington (la luminosité sur la luminosité maximale théorique du disque d'accrétion du trou noir) étonnamment bas, et ces valeurs basses ne peuvent pas être expliquées uniquement par l'obscurcissement circumnucléaire du à la poussière entourant le noyau galactique. Ces résultats suggèrent selon les chercheurs qu'une interaction étroite entre les galaxies n'est pas une condition suffisante pour déclencher un niveau élevé d'activité de type AGN.
Ce qui paraît étonnant, c'est que la fraction de noyaux détectés de 18 % ± 3 % est même légèrement inférieure à celle des AGN simples qu'avaient trouvés Hou et al. en 2020 (24 % ± 5 %). À première vue, cela suggère que les interactions proches des galaxies n'entraînent pas efficacement une activité de noyau accrue, ce qui est en contradiction avec la prédiction générale des simulations numériques dans lesquelles les couples de marée deviennent plus forts aux séparations plus petites et donc plus efficaces pour conduire le gaz vers les abords des trous noirs supermassifs. Fait intéressant, une étude récente de Jin et al. en 2021, basée sur la cartographie spectroscopique à champ intégral SDSS/MaNGA de paires de galaxies à faible redshift, n'avaient également trouvé aucun excès significatif de la fraction d'AGN par rapport à celle des galaxies isolées. L'échantillon de paires de galaxies de Jin et al. était exempt de présélection des caractéristiques AGN, de façon similaire à l'échantillon de Lin He et son équipe.
Deux scénarios physiques avaient été proposés par Hou et al. en 2020 pour expliquer ce comportement. Le premier est un effet d'obscurcissement. Dans les paires de galaxies proches, la perturbation gravitationnelle pourrait être suffisamment forte pour induire des entrées de gaz dans une ou les deux galaxies, ce qui entraîne à son tour l'accumulation de gaz froid circumnucléaire qui obscurcit fortement les rayons X durs, quelle que soit la luminosité intrinsèque de l'AGN. Des preuves observationnelles de tels obscurcissements ont été recueillies pour des paires AGN à des séparations de quelques kiloparsecs (Satyapal et al. 2017 ; Pfeifle et al. 2019 ; De Rosa et al. 2023). Mais He et ses collègues montrent que ce scénario n'est pas valide avec leurs données : D'une part, dans les cinq noyaux qui ont un spectre X de haute qualité (obtenus avec NUSTAR), l'absorption de premier plan est bien inférieure à celle requise pour bloquer complètement les photons X en dessous quelques kilo-électron-volts. D'autre part, dans une récente tentative de détection directe de gaz froid circumnucléaire dans sept autres paires d'AGN (avec les raies du CO à haute résolution), aucune preuve d'une densité d'hydrogène équivalente (≳ 1024 cm-2) n' a été trouvée.
Dans le deuxième scénario de Hou et al., la plupart des trous noirs supermassifs dans les paires de galaxies proches seraient actuellement en mode faible accrétion, ce qui serait le résultat d'une rétroaction négative de l'AGN qui aurait expulsé le gaz circumnucléaire et empêcherait alors le trou noir supermassif de maintenir un niveau élevé d'accrétion et donc d'émission de rayons X. Des simulations numériques de fusions de galaxies suggèrent que les entrées de gaz peuvent commencer dès le premier passage péricentrique des deux galaxies, généralement à une séparation physique supérieure à 10 kpc, tandis qu'une amélioration substantielle de l'accrétion du trou noir peut ne se produire que peu de temps après le deuxième passage péricentrique, qui dure quelques dizaines de mégannées. Après cette étape, la séparation entre les deux noyaux reste inférieure à 10 kpc. Pour He et son équipe, une telle rétroaction efficace peut expliquer les densités modérées qui sont déduites pour au moins un sous-ensemble des noyaux. Selon eux, cette rétroaction serait induite par les jets des trous noirs, étant donné que la plupart des noyaux ont un faible rapport d'Eddington.
Pour confirmer ce modèle de la rétroaction négative des AGN qui semble appuyé par les observations de He et son équipe, de nouvelles observations spectroscopiques dans plusieurs longueurs d'ondes seront nécessaires, à la recherche cette fois de preuves directes de cette rétroaction dans les paires de galaxies proches.
Source
A Chandra X-Ray Survey of Optically Selected Close Galaxy Pairs: Unexpectedly Low Occupation of Active Galactic Nuclei
Lin He et al.
The Astrophysical Journal, Volume 949, Number 2 (26 may 2023)
Illustration
Image du télescope Gemini North d'une paire de galaxies en cours de fusion, avec deux AGN (International Gemini Observatory/NOIRLab/NSF/AURA/J. da Silva)
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