samedi 10 juin 2023

La constante de Hubble mesurée avec des ondes gravitationnelles : 68 km/s/Mpc !



C'est un article assez incroyable que vient de publier The Astrophysical Journal. Il comporte 1270 co-auteurs, leur liste complète remplis les 4 premières pages de l'article, et la liste de leurs institutions tout autant... hallucinant...  Il s'agit en fait de la supercollaboration internationale des physiciens détecteurs d'ondes gravitationnelles : LIGO, VIRGO et KAGRA. Dans cette étude de 37 pages (moins 8), ils exploitent les informations de 47 événements d'ondes gravitationnelles compilés dans leur troisième catalogue qui en comportait 90 pour déterminer le taux d'expansion de l'Univers en fonction du redshift et sa valeur au redshift 0, qu'on appelle aussi la constante de Hubble Lemaître H0. Et la valeur qu'ils obtiennent va encore à l'encontre de la valeur déterminée via les supernovas Ia !... et elle est tout à fait cohérente avec la valeur déduite des mesures du fond diffus cosmologique et du modèle standard, même si elle arbore encore une incertitude systématique assez grande. 

C'est le physicien Bernard Schutz qui avait démontré en 1986 que le signal d'ondes gravitationnelles d'une coalescence binaire compacte permet de mesurer directement la distance de luminosité de la source sans aucune calibration de distance supplémentaire. C'est pour cela que ces sources d'ondes gravitationnelles sont désormais appelées des "sirènes standard". Même si les sources d'ondes gravitationnelles sont d'excellents traceurs de distance, leur utilisation pour étudier l'histoire de l'expansion nécessite également la mesure de leur décalage vers le rouge (leur vitesse de récession). Les informations de décalage vers le rouge sont généralement dégénérées avec les masses des trous noirs dans le signal d'ondes gravitationnelles : les masses décalées vers le rouge affectent l'évolution de la fréquence des ondes gravitationnelles. En d'autres termes, la fréquence des ondes gravitationnelle dépend en même temps de la masse des trous noirs et du redshift. Mais plusieurs techniques ont été proposées pour déduire le redshift des sources GW et briser la dégénérescence masse-redshift. Pour déduire le décalage vers le rouge de la source, les astrophysiciens comparent la distribution de masse "décalée vers le rouge" avec une distribution de masse motivée par l'astrophysique, ou bien obtenant des informations statistiques sur le redshift à partir des catalogues de galaxies, ou en comparant le regroupement spatial entre les sources d'ondes gravitationnelles et les galaxies, et en tirant parti des connaissances externes de la distribution du décalage vers le rouge de la source. Pour les sources d'ondes gravitationnelles qui ont une contrepartie électromagnétiques (on n'en connaît aujourd'hui qu'une seule certaine : GW 170817), c'est beaucoup plus simple : la galaxie hôte et son redshift peuvent être déterminés directement grâce aux photons produits par la kilonova associée.

Les chercheurs des collaborations LIGO, VIRGO et KAGRA ont utilisé deux méthodes d'analyse différentes : d'une part en ajustant conjointement les paramètres cosmologiques et les propriétés de la population des trous noirs binaires à l'origine des ondes gravitationnelles, sans utiliser les informations du catalogue de galaxies, et d'autre part, en fixant les propriétés de la population de trous noirs, et en déduisant les paramètres cosmologiques à l'aide des informations statistiques du catalogue de galaxies.

En utilisant les 47 événements d'ondes gravitationnelles ayant les plus forts rapports signal/bruit dans le troisième catalogue Gravitational Wave Transient Catalog publié en 2021, les chercheurs présentent pour la première fois une analyse qui contraint conjointement les propriétés de la population des trous noirs et les paramètres du modèle cosmologique, et ils montrent l'existence d'une corrélation cruciale entre les deux secteurs. Ils trouvent un excès de population de trous noirs dans la gamme de masse comprise entre 30 et 40 masses solaires. On se souvient d'ailleurs que la toute première onde gravitationnelle détectée en septembre 2015 était produite par un couple de trous noirs de 29 et 36 masses solaires... 

La population de trous noirs voit un pic à une certaine masse puis décroît rapidement ensuite. C'est la présence de ce pic dans la distribution de masse des trous noirs binaires qui permet aux chercheurs de définir une échelle de masse caractéristique, qui informe sur H(z) et permet ensuite de contraindre la valeur de H0. En marginalisant les paramètres cosmologiques, ils obtiennent une valeur centrale pour la position du pic de l'excès gaussien µg=32 (-8/+6) masses solaires.

Ensuite, les physiciens ont pu mesurer la constante de Hubble-Lemaître en combinant les masses "décalées vers le rouge" des sirènes "sombres" et  avec les informations de la sirène lumineuse GW170817. Ils obtiennent: 

H0=68 (-8/+12) km/s/Mpc 

Avec la deuxième méthode, dans laquelle les chercheurs adoptent un modèle de population de trous noirs binaires fixe de type loi de puissance + pic, et en associant chaque événement GW à sa galaxie hôte probable dans le catalogue de galaxies GLADE+, ils peuvent marginaliser statistiquement les décalages vers le rouge des galaxies potentielles de chaque événement. Les 1270 chercheurs de LIGO, VIRGO et KAGRA obtiennent dans ce cas pour H0 la valeur suivante : 

 H0=67 (-12/+13) km/s/Mpc 

Les astrophysiciens gravitationnels remarquent que la majeure partie du pouvoir contraignant de leur analyse provient de l'événement GW170817 (on voit que la première méthode donne un résultat plus précis). En combinant donc leur résultat obtenu avec la deuxième méthode avec les informations de GW170817, ils obtiennent finalement : 

                                                            H0=68 (-6/+8) km/s/Mpc 

Les chercheurs de LIGO/VIRGO/KAGRA améliorent grandement la précision de H0 qu'ils avaient déjà estimée à partir de leurs deux premiers catalogues d'événements il y a quelques années. Mais c'est surtout la valeur centrale obtenue qui interloque : cette dernière se trouve être en très bon accord avec la valeur déduite des mesures du fond diffus cosmologique (67,4 ± 0,6 km/s/Mpc), et plutôt éloignée de la valeur obtenue à partir des supernovas par la collaboration SH0ES du prix Nobel Adam Riess (73,04 ±1,04 km/s/Mpc). Et cette nouvelle estimation est à mettre en regard avec une autre mesure dont nous avons parlé le 13 mai dernier (épisode 1494) et qui trouvait elle aussi 68 km/s/Mpc et des brouettes avec une toute autre méthode (les délais temporels produits par une lentille gravitationnelle). Il semble que la collaboration SH0ES, avec sa valeur de H0 élevée en tension, se trouve de plus en plus isolée désormais. Quelque chose est peut être en train de commencer à se briser dans ce grand spectacle de la tension de Hubble-Lemaitre... Et vous êtes au premier rang pour y assister. Alors que j'avais tendance à penser que Riess et al. étaient dans le vrai, en espérant ainsi voir le modèle standard mis à mal, j'avoue que le doute me perce quand je vois ce résultat obtenu avec des ondes gravitationnelles... Les supernovas Ia ne sont finalement peut-être pas les chandelles standard que l'on croit... 

Les chercheurs de LIGO/VIRGO/KAGRA précisent quand même que leur résultat est fortement impacté par les hypothèses sur la distribution de masse des trous noirs binaires. Le choix de l'échelle de masse,  µg, qui est fixée par la masse correspondant au pic du nombre de trous noirs dans la population, joue notamment un rôle crucial dans la détermination de la valeur de H0. Les astrophysiciens gravitationnels font le calcul de H0 en modifiant artificiellement la valeur de µg. En prenant 30 au lieu de 32 masses solaires, ils arrivent à une valeur de H0  d'environ 80 km/s/Mpc et en prenant µg=35 masses solaires, ils obtiennent une valeur de H d'environ 50 km/s/Mpc. µdoit donc être déterminée avec la plus grande précision possible, ça se joue à moins d'une masse solaire près, et pour cela, il faut une population toujours plus importante de trous noirs binaires qui fusionnent sous nos yeux interférométriques. Et ça tombe bien, parce que la nouvelle période de détection des interféromètres laser LIGO+VIRGO+KAGRA qui vient de débuter promet plusieurs centaines de détections dans les deux ans et demi qui viennent ! 

Dans le futur proche, avec un nombre beaucoup plus important de sirènes lumineuses (avec contrepartie électromagnétique) et sombres (sans contrepartie), il sera donc possible d'effectuer des mesures plus robustes de H0 et d'autres paramètres cosmologiques. La mesure des sirènes brillantes aidera à déduire le décalage vers le rouge à partir d'observations directes des contreparties électromagnétiques, et la mesure des sirènes sombres devra appliquer des techniques de corrélation croisée comme celles de cette étude pour déduire le décalage vers le rouge des sources à l'aide de relevés spectroscopiques de galaxies. Avec les centaines de détections d'ondes gravitationnelles qui vont déferler dans les mois qui viennent et le développement de ces techniques d'analyse avancées, on  peut s'attendre à voir très vite se réduire les incertitudes sur H0 et voir progresser en temps réel la cosmologie observationnelle par ondes gravitationnelles. Avec peut-être à la clé une validation du modèle standard cosmologique, et la marginalisation des mesures de l'équipe de Adam Riess, à notre plus grand regret.


Source

Constraints on the Cosmic Expansion History from GWTC–3
R. Abbott et al. (LIGO, VIRGO, KAGRA collaborations)
The Astrophysical Journal, Volume 949, Number 2 (7 june 2023)
http://doi.org/10.3847/1538-4357/ac74bb 


Illustration

1. Probabilité obtenue pour la valeur de la constante H0 (courbe 'K band"), comparée aux valeurs de Planck (CMB+modèle standard) et SH0ES (supernovas Ia) (LIGO/VIRGO/KAGRA)

2. Distribution des masses des trous noirs binaires et de leur distance de luminosité (LIGO/VIRGO/KAGRA)

3. Interdépendances des paramètres de la population de trous noirs avec la valeur de H0 (LIGO/VIRGO/KAGRA)

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