12/06/23

Mars : orbite irradiée


L'environnement radiatif à la surface de Mars, ainsi qu'au cours du voyage Terre-Mars a déjà été mesuré et modélisé depuis plus de 10 ans, menant à des résultats alarmants dont nous avions parlé ici dès 2013. Aujourd'hui, c'est la dose reçue par un équipage en orbite autour de la planète rouge qu'une équipe chinoise évalue sur la base de mesures obtenues avec la sonde TGO. Ils publient leurs résultats (toujours aussi alarmants) dans The Astrophysical Journal

Le champ de rayonnement de surface nominal sur Mars contient des particules primaires de rayons cosmiques galactiques (GCR), des protons solaires (SEP) et des particules secondaires générées par les interactions des GCR dans l'atmosphère martienne et le régolithe lui-même (notamment des neutrons et des photons gamma).
Les GCR sont des particules très énergétiques en moyenne de l'ordre de 1 GeV par nucléon mais peuvent monter jusqu'à 1 milliard de GeV... Dans l'héliosphère interne, les GCR sont composés d'environ 98 % de noyaux d'atomes et d'environ 2 % d'électrons et de positron.  Les noyaux y sont constitués de 87 % de protons, de 12 % de noyaux d'hélium (particules alpha) et d'environ 1 % d'ions plus lourds. Les SEP quant à elles sont des particules accélérées près du Soleil lors d'éruptions solaires, et qui vont de quelques keV à quelques GeV.
En raison de l'absence d'un champ magnétique global sur Mars, les particules énergétiques se propageant dans l'espace interplanétaire peuvent atteindre facilement l'atmosphère de Mars et arriver à sa surface, rendant ainsi Mars plus exposée à l'impact de l'environnement radiatif du système solaire. La pression atmosphérique de Mars est inférieure à 1 % de celle de la Terre, étant au maximum de 1200 Pa. Lorsque des particules énergétiques pénètrent dans l'atmosphère martienne, elles peuvent perdre de l'énergie et générer un rayonnement secondaire en raison de leurs interactions avec l'atmosphère, telles que l'ionisation, la diffusion inélastique et la fragmentation, etc. Si elles atteignent la surface, elles peuvent également interagir avec le régolithe pour induire un rayonnement secondaire vers le haut ou rayonnement dit d'albédo. Ces particules d'albédo sont principalement constituées de neutrons, de protons, de noyaux d'hélium, d'électrons, de positrons, et de photons gamma. Ces particules secondaires se propagent vers le haut et peuvent être détectées en orbite de Mars, contribuant au rayonnement orbital total et à la dose induite pour qui s'y trouverait.

Weihao Liu (université du Michigan) et ses collaborateurs ont pris en compte à la fois les GCR provenant d'en dehors du système solaire et les particules secondaires provenant de la surface martienne, modélisées par un simulateur d'interactions de rayonnements, pour évaluer la dose qui serait reçue en orbite par un vaisseau habité. Ils ont fait ces estimations pour différents paramètres, comme l'altitude, la pression atmosphérique et l'activité solaire. Plus précisément, ils calculent le débit de dose intégral qui est induit par chaque type de particule. Les chercheurs montrent dans leur étude que l'intensité de la modulation est le facteur dominant et que à l'inverse, la variation de pression atmosphérique a un impact inférieur à 1 %. 
Ils remarquent qu'à mesure que l'altitude augmente, le débit de dose des particules chargées augmente progressivement, tandis que celui des neutrons et des photons diminue. En effet, les flux des GCR à des énergies élevées sont nettement plus importants que les flux ascendants de Mars en majorité des neutrons et des photons. 
La valeur de débit de dose qu'ils obtiennent pour une altitude de 600 km pour les différentes particules ou noyaux atomiques est la suivante : 
  • protons : 45 mGy/an
  • alphas : 20 mGy/an
  • neutrons : 0,22 mGy/an
  • photons : 0,16 mGy/an
  • carbone : 5 mGy/an
  • bore : 0,8 mGy/an
  • oxygène : 8 mGy/an
  • azote : 1,6 mGy/an
  • silicium :  4 mGy/an
  • néon : 2 mGy/an
  • fer : 9 mGy/an
  • magnésium : 3,5 mGy/an
En sommant les différentes contributions, Liu et ses collaborateurs arrivent à environ 100 mGy/an pour cette altitude de 600 km. 
Les chercheurs ont ensuite validé les prédictions de leur modèle et les ont calibrées avec les données mesurées par l'instrument dosimètre Liulin-MO de la sonde TGO qui parcourt une orbite circulaire autour de Mars. En comparant les résultats de leur modèle avec les données expérimentales de la sonde qui se trouve à une altitude de 400 km, Liu et ses collaborateurs observent qu'ils doivent appliquer un facteur 1,61 sur les valeurs de débits de dose obtenues par le calcul. Les mesures sont plus élevées que le calcul...  Cet écart pourrait selon eux résulter d'erreurs dans les flux donnés par le modèle, puisque sa calibration pour les protons et les noyaux d'hélium ne couvre que les énergies supérieures à 100 MeV/nucléon, et celle pour les ions lourds couvre seulement la plage entre 50 à 500 MeV/nucléon. De plus, les rayons cosmiques anormaux avec des énergies inférieures à environ 100 MeV/nucléon ainsi que les SEP, en raison de leur nature sporadique, ne sont pas inclus dans le modèle, or ils peuvent également contribuer aux spectres de particules chargées détectées. D'ailleurs, Xu et al. ont utilisé très récemment (en 2022) les données lunaires de GCR (vers le bas et vers le haut) de l'expérience Lunar Lander Neutron and Dosimetry (LND) et ils ont constaté qu'ils doivent multiplier le flux prédit par le même modèle par un facteur 1,56 pour coller aux valeurs mesurées. Un facteur vraiment très semblable, qui ne serait pas dû au hasard. 

En appliquant ce facteur correctif de 1,61, si on regarde en fonction de l'altitude, on voit alors que le débit de dose total varie en fait entre 145 mGy/an (à 200 km d'altitude) et 185 mGy/an (à 2200 km d'altitude). Mais ces valeurs sont des débits de dose absorbée, exprimées en Grays/an. Pour évaluer l'impact de ces rayonnements sur le corps humain, il faut appliquer un facteur de qualité qui trace l'effet biologique des différentes particules en fonction de leur pouvoir ionisant et de leur énergie, ce qui nous fait passer de la dose à l'équivalent de dose et des Grays aux Sieverts. Les mesures de l'instrument RAD de Curiosity avaient montré il y a quelques années que ce facteur de qualité était de l'ordre de 2,5 pour les rayonnements cosmiques détectés (entre 2,3 et 3 selon l'activité solaire). En prenant cette valeur de 2,5, on arrive donc à un débit d'équivalent de dose qui vaut entre 362 mSv/an et 462 mSv/an pour des altitudes comprises entre 200 km et 2200 km.
Pour comparaison, la dernière mesure en date du débit de dose qui a été effectuée à la surface de la planète rouge par le rover Curiosity, tout à fait alarmante, était de 260 mSv/an. On voit donc qu'en orbite, la situation est bien pire encore qu'à la surface de Mars. Pour bien comprendre ces chiffres de débit d'équivalent de dose, il faut les comparer avec ce qu'on connaît sur Terre. L'équivalent de dose produit par le rayonnement cosmique au niveau de la mer sur Terre est en moyenne de 0,3 mSv/an, la dose moyenne reçue par un français (radioactivité naturelle + sources médicales) est de 4,5 mSv/an.  Un travailleur de l'industrie nucléaire (en France) ne peut pas dépasser le seuil maximum réglementaire de 20 mSv/an sous peine de ne plus pouvoir travailler (13 fois plus faible que sur la surface de Mars et 20 fois plus faible qu'en orbite martienne), et la plus forte dose qui a été reçue par un travailleur de la centrale accidentée de Fukushima en 2011 était de 700 mSv.  A Tchernobyl en 1986 la dose reçue par les liquidateurs a varié de 10 à 1 000 mSv, 85 % des doses reçues se situant entre 20 à 500 mSv (seulement 4,2 % des liquidateurs ayant reçu plus de 250 mSv). Liquider Tchernobyl ou passer 1 an autour de Mars, même combat...
Un astronaute à bord de l'ISS reçoit 5 mSv par semaine, soit 260 mSv/an (autant qu'à la surface de Mars, sauf que les astronautes ne restent jamais un an dans l'ISS et pour faire le trajet aller-retour vers Mars, ça prendrait 18 mois de plus au bas mot...). Autres chiffres pour comparer : un pilote de vols transatlantiques reçoit en moyenne 2,2 mSv par an, et un scanner de la tête produit une dose de 2 mSv. 1 an en orbite martienne équivaut à faire 4 scanners de la tête par jour pendant 1 an, sympa...  Des études épidémiologiques ont montré qu'à partir de 100 mSv, le risque de cancer augmentait, qu'à partir de 150 mSv, des effets déterministes pouvaient apparaître et qu'à 4000 mSv, on n'a que 50% de chance de survivre...
Rester en orbite martienne quelques mois est ainsi à peu près la même chose qu'avoir été à proximité immédiate des réacteurs de Fukushima lorsqu'ils ont craché leur panache radioactif suite au tsunami dévastateur de mars 2011 ou avoir liquidé la centrale de Tchernobyl. Ceux qui rêvent d'aller tourner autour de Mars avant de s'y poser doivent aussi certainement rêver de centrales nucléaires en train de fondre leur combustible sans pouvoir être refroidies... 

Source

Modeling the Radiation Environment of Energetic Particles at Mars Orbit and a First Validation against TGO Measurements
Weihao Liu et al.
The Astrophysical Journal, Volume 949, Number 2 (7 june 2023)


Illustration

Mars imagée par Hubble (NASA, J. Bell (Cornell U.) and M. Wolff (SSI))

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