Ca y est ! Après des années de développement, la première expérience d'étude de l'effet de la gravitation sur l'antimatière vient de fournir ses résultats : l'antimatière tombe vers le bas ! Les physiciens de l'expérience ALPHA-g publient leur découverte dans Nature.
On pouvait imaginer que l'antimatière réagissait en tous points à l'opposé de la matière, y compris concernant la masse. Et bien il n'en est rien, les particules d'antimatière sont bien attirées par la matière. Une différence dans le comportement gravitationnel de la matière et de l’antimatière aurait eu de gigantesques implications pour la physique, pour ne pas dire une révolution, et l’observer directement était un rêve depuis des décennies. Comme la gravité est beaucoup plus faible que d'autres forces omniprésentes telles que l'attraction électrostatique ou le magnétisme, la séparer des autres effets en laboratoire est extrêmement délicat.
Selon le modèle standard de la physique des particules, les charges et spins opposés devraient constituer à peu près la seule différence entre les particules et les antiparticules. En particulier, des expériences ont confirmé que les positrons et les antiprotons ont les mêmes masses que leurs homologues de la matière, dans les limites d'infimes erreurs expérimentales. Et selon la théorie de la relativité générale d'Einstein, tous les objets de même masse devraient subir exactement la même accélération gravitationnelle.
C'est pour mettre ce principe à l'épreuve, que Emma Anderson (université de Aarhus) et ses collaborateurs de la collaboration ALPHA-g ont conçu une expérience qui montre ce qui se passe lorsqu'un atome neutre d'antihydrogène se retrouve dans le champ gravitationnel de la Terre. Comme il est impossible de faire une expérience avec une particule chargée, l'antihydrogène, neutre, est le candidat idéal, formé d'un antiproton et d'un antiélectron.
Des particules d'antimatière sont régulièrement créées dans les laboratoires. Par exemple, la plupart des particules produites par des collisions de particules à haute énergie sont formées par paires : une particule de matière et son antiparticule. Mais il est difficile de combiner les antiprotons et les antiélectrons en antiatomes, car les particules d’antimatière ont généralement une durée de vie très courte puisque lorsqu’une antiparticule rencontre une particule, elles s'annihilent et se transforment un couple de photons. Dans un monde constitué principalement de matière, il est très difficile pour les particules d’antimatière de subsister très longtemps.
Le CERN est actuellement le seul endroit au monde où l'on peut fabriquer de l'antihydrogène. Il dispose d'un accélérateur qui produit des antiprotons à partir de collisions de protons à grande vitesse, et d'un décélérateur appelé ELENA qui les ralentit suffisamment pour être retenus en vue de manipulations ultérieures. Plusieurs expériences différentes se nourrissent d'ELENA dans le hall de recherche sur l'antimatière du CERN, comme AEgIS et GBAR, les autres grandes expériences du domaine. ALPHA-g combine les antiprotons avec des positrons que les physiciens obtiennent à partir d'une source radioactive.
En 2010, l'équipe de ALPHA-g avait été la première à réussir à piéger l'antihydrogène pendant une période prolongée et, à partir de 2016, elle a pu mesurer comment les antiatomes absorbent la lumière . Mais l’expérience gravitationnelle exigeait un nouveau niveau de sophistication. Après avoir créé un gaz composé de quelques milliers d’atomes d’antihydrogène, les chercheurs l’ont conduit vers un puits vertical de 3 mètres de haut entouré de bobines électromagnétiques supraconductrices. Ces champs magnétique forment une boite virtuelle pour empêcher l’antimatière d’entrer en contact avec la matière de la paroi et de s’annihiler. Ensuite, les physiciens laissent s’échapper les antiatomes les plus chauds, le gaz dans la boîte se refroidit alors jusqu'à 0,5 K.
L'étape suivante est un affaiblissement des champs magnétiques en haut et en bas de leur piège de Penning, le nom de cette installation, comme si l’on retirait le couvercle et la base de la boîte. Des capteurs sont positionnés au dessus et en dessous pour mesurer les annihilations des antiatomes. Ne reste plus qu'à compter combien il y en a au dessus et combien en dessous. Lors de l'ouverture d'un réservoir de gaz, le contenu a tendance à se dilater dans toutes les directions, mais dans ce cas, la faible vitesse des antiatomes est telle que la gravité a un effet observable. Et vous devinez le résultat : la plupart d'entre eux sortaient par l'ouverture inférieure, et seulement un quart par l'ouverture supérieure... Pour s'assurer que cette asymétrie était bien due à la gravité, les chercheurs ont dû contrôler l'intensité des champs magnétiques avec une précision d'au moins une partie sur 10 000. Il s'agit peut-être de leur exploit le plus remarquable, d'ailleurs.
Les résultats concordent avec le fait que les antiatomes d'hydrogène subissent la même force de gravité que les atomes d’hydrogène. Les marges d’erreur sont encore assez grandes, mais l’expérience peut au moins exclure de manière concluante la possibilité que l’antihydrogène "chute" vers le haut. Avec cette confirmation, les modèles cosmologiques fondés sur la répulsion de l'antimatière par la matière (et vice-versa), des modèles qui pouvaient avoir une véritable élégance, comme le modèle dit de Dirac-Milne développé par Gabriel Chardin dont nous nous étions fait l'écho en 2012 puis en 2021, sont réfutés.
Les connaisseurs ne s'attendaient pas vraiment à ce que l'antimatière tombe vers le haut, ne serait-ce que parce que les antiprotons sont constitués de trois antiquarks, mais ceux-ci ne constituent en les sommant que moins de 1 % de la masse totale de l'antiproton, le reste de la masse est juste de l'énergie de liaison entre les trois antiquarks et la soupe d'antigluons qui les maintient ensemble. Si il devait exister une violation, elle ne pourrait donc a priori pas dépasser 1%. Aller au-delà renverserait à la fois la théorie de la gravitation, mais aussi le modèle standard de la physique des particules. Le résultat de ALPHA-g constitue donc une étape importante.
Anderson et ses collaborateurs produisent un ajustement à leurs mesures en utilisant des simulations de ce que donnerait leur expérience dans le cas d'une gravité normale, de l'absence de gravité et d'une antigravité, dans le but de déterminer la valeur de l'accélération de la pesanteur à partir de leurs observations. Ils obtiennent une valeur de (0,75 ± 0,13 (statistique + systématique) ± 0,16 (simulation)) g pour l'accélération locale de l'antimatière vers la Terre. Selon eux, le comportement dynamique des atomes d’antihydrogène est clairement cohérent avec l’existence d’une force gravitationnelle attractive de 1g entre ces antiatomes et la Terre.
Les chercheurs estiment qu'il y a une probabilité de 2,9 10−4 pour que leur résultat se produise si la gravité n'agit pas du tout sur l'antihydrogène, et cette probabilité est de l'ordre de 10-15 dans le cas d'une gravité répulsive! Par conséquent, ils excluent l’existence d’une gravité répulsive de magnitude 1 g entre la Terre et l’antimatière. Les résultats sont donc conformes aux prédictions de la Relativité Générale et de son principe d'équivalence.
Et les physiciens de ALPHA-g ne vont pas s'arrêter là, ils prévoient déjà d'atteindre une précision de 1 % en laissant les atomes d’antihydrogène monter et descendre dans leur piège pour former une superposition quantique avec eux-mêmes et utiliser de nouvelles méthodes de mesure.
Quant aux autres expériences, elles ne sont pas en reste. AEgIS, tentera d'ici peu de mesurer la force gravitationnelle sur un faisceau d'atomes d'antihydrogène en l'absence de tout champ magnétique, et GBAR visera à atteindre une précision de 1 % en produisant d'abord des ions antihydrogène positifs (antihydrogène avec un positron supplémentaire), ce qui aidera à refroidir le gaz jusqu'à une fraction de Kelvin. D'autres expériences visent aussi à mesurer la gravité agissant sur le positronium, une particule à vie courte composée d'un électron et d'un positron....
Source
Observation of the effect of gravity on the motion of antimatter
Emma Anderson et al.
Nature volume 621 (27 september 2023)
https://doi.org/10.1038/s41586-023-06527-1
Illustrations
1. L'installation ALPHA-g au CERN (CERN)
2. Schéma du principe de l'expérience ALPHA-g (Nature)
3. Résultats expérimentaux comparés à des simulations de l'expérience en différentes gravités (Anderson et al.)
4. Emma Anderson
4 commentaires :
Dommage pour les théories alternatives !
Mais ça ne simplifie pas le problème du à l'absence d'antimatière.
Bonjour,
Sauf erreur de ma part les résultats d'Alpha-g n'excluent pas la possibilité que les antiparticules élémentaires (antiquarks, positron) aient une masse grave négative : en valeur absolue la somme des masses des trois antiquarks constituant un antiproton ne représenterait de 1% de la masse positive de cet antiproton, essentiellement due à l'énergie de liaison. Seule une expérience plus précise (GBAR ?) pourra trancher.
Si cette hypothèse était confirmée, est-ce ça que ne permettrait pas d'expliquer l'asymétrie matière / antimatière dans notre univers observable par la gravitation répulsive entre particules et antiparticules élémentaires avant la baryogénèse ?
Je ne sais pas si cette solution a été étudiée et (éventuellement) réfutée théoriquement, par exemple parce que l'effet de cette gravitation répulsive serait insuffisant pour conduire à la formation de "bulles" de matière (et d'antimatière) assez grandes pour que notre univers observable soit issu d'une de ces bulles.
Bonjour
Ces résultats plombent-ils les travaux de Stéphane Le Corre sur le champ gravitique et la ségrégation en "univers" de matière et d'anti-matière?
Je crois bien que oui...
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