mercredi 10 novembre 2021

Le carbone 14, un traceur clé pour étudier la Terre et ses habitants


Le carbone-14 (14C) qu’on appelle parfois radiocarbone, est un isotope radioactif du carbone qui est produit dans la haute atmosphère par les rayons cosmiques, par l'interaction d’un neutron sur un noyau d’azote-14 (une réaction qui a pour effet de remplacer un proton du noyau d’azote par un neutron, une réaction (n,p)). Le 14C est ensuite rapidement incorporé dans le cycle du carbone terrestre sous la forme de dioxyde de carbone. Il est bien connu car il permet de calculer l'âge des matériaux carbonés qui ont moins de 55 000 ans. Timothy Heaton (University of Sheffield) et ses collaborateurs publient aujourd’hui dans Science une revue consacrée aux utilisations du 14C . Ils discutent des nouvelles connaissances obtenues sur les processus climatiques, le Soleil, la géodynamo de la Terre et le cycle du carbone qui ont émergé grâce aux progrès récents qui ont permis de construire de meilleures courbes d'étalonnage des datations du radiocarbone.

Comme tous les êtres vivants et morts depuis moins de 55000 ans, vous possédez du carbone radioactif en quantité non négligeable. Et moi aussi. Un humain de 80 kg est constitué d'environ 750 000 milliards d'atomes de carbone-14, ce qui fait une radioactivité de 3000 Bq (3000 désintégrations par seconde qui produisent à chaque fois un électron et un antineutrino dont l'énergie somme vaut 156 keV). Sur vos 80 kg, il est vrai que ça ne représente pas grand chose : à peine 18 milliardième de grammes. L'autre radionucléide qui rayonne en vous, c'est le potassium-40 que vous incorporez en mangeant des bananes et de nombreux autres aliments et qui se retrouve dans vos os. Celui-là a une activité d'environ 5000 Bq avec une demie vie de plus d'1 milliard d'années.

Le 14C est surtout reconnu depuis 1949 comme un outil de datation essentiel des éléments organiques couvrant les 55 000 dernières années. Une plante ou un animal absorbe et rejette en continu du carbone, sous forme d'aliments et de CO2, la quantité de carbone-14 qu'il contient est donc stable. Mais à partir du moment ou il meurt, la quantité de carbone-14 commence à décroitre naturellement par sa radioactivité. En mesurant la quantité de 14C présent dans un corps organique par rapport à celle de 12C, on peut donc déduire directement le temps qui s'est écoulé depuis la mort de la plante ou de l'animal en question.

La limite temporelle maximale de 55000 ans vient de la demi-vie radioactive du 14C, qui vaut 5700 ans. Après 10 périodes radioactives (10 demi-vies), la quantité de 14C présente dans un objet qui n’en accumule plus se retrouve en effet divisée par 210, soit un facteur 1024 et on considère que ce n’est plus mesurable avec une assez bonne précision. Mais il existe aussi une date cruciale quand on parle de carbone 14. C'est 1950. En effet, à partir de 1950, une nouvelle source de carbone-14 est apparue sur Terre, une source anthropique qui s’appelle bombes nucléaires atmosphériques et l’industrie qui s’y rattache de près ou de plus loin. 1950 est donc une date pivot pour l’utilisation du carbone-14, puisqu’après cette date, le contenu atmosphérique en carbone-14 est déséquilibré et dépend fortement des activités humaines. C’est pour cette raison que les datations au carbone-14 prennent toujours pour référence un « présent » qui est l’année 1950, et qui restera toujours cette année-là. De plus, il existe un autre effet anthropique : l'injection massive continue de carbone fossile dans l'atmosphère depuis la révolution industrielle, plusieurs dizaines de milliards de tonnes de CO2 tous les ans actuellement, a pour effet de "diluer" le carbone-14 dans du carbone-12, puisque le carbone fossile du pétrole, du charbon et du gaz qui se retrouve aujourd'hui dans l'atmosphère après avoir passé des millions d'années sous terre est totalement dénué de l'isotope 14. La concentration atmosphérique de carbone 14 ne cesse de décroitre, surtout depuis 1900, et cet effet bien visible porte un nom : l'effet Suess. 

Car il faut savoir que le 14C n’est pas utilisé que comme un pur moyen de datation. Il est aussi utilisé, et c’est moins connu, en tant que traceur diagnostique dans l'ensemble du système terrestre et climatique. Des mesures offrant une meilleure résolution dans les variations du 14C permettent donc d'en savoir plus sur le fonctionnement et l'interaction des composants du système Terre en général.

Heaton et ses collaborateurs rappellent que ces dernières années ont vu une petite révolution dans notre capacité à reconstruire des enregistrements détaillés du 14C. Ces progrès comprennent notamment une explosion des mesures d'échantillons à l’année près, qui a été rendue possible par les instruments de spectrométrie de masse par accélérateur, ainsi que de nouveaux détails sur les niveaux de 14C pré-holocènes grâce à l'utilisation de spéléothèmes, de macrofossiles lacustres et d'arbres fossiles ; et aussi grâce à une meilleure modélisation des âges des réservoirs de radiocarbone marins permettant d’intégrer les changements du cycle du carbone. Combinés à des méthodes statistiques avancées, tous ces développements ont permis à la collaboration IntCal d'estimer les niveaux de 14C avec une précision sans précédent pour les hémisphères nord et sud, ainsi que pour la surface de l'océan, et ce jusqu'à la limite de la technique, il y a environ 55 000 ans.

Des études interdisciplinaires ont fourni en parallèle un nouveau cadre pour l'utilisation de ces estimations complètes du 14C terrestre naturel. Du point de vue du climat, le carbone-14 fournit non seulement une chronologie dans laquelle on peut placer et comparer divers enregistrements paléoclimatiques, mais aussi des contraintes sur les principaux forçages climatiques en place, tels que les variations solaires, et les changements dans le cycle du carbone.

La production de radiocarbone est modulée par les propriétés magnétiques du vent solaire, ce qui entraîne une production plus faible pendant les phases de forte activité solaire (quand les rayons cosmiques galactiques sont mieux repoussés par le champ magnétique solaire). Cela fait du 14C atmosphérique un miroir de l'activité solaire. Inversement, de brefs pics de production de 14C ont récemment été identifiés et attribués à des sursauts de particules énergétiques de courte durée, qui elles venaient du Soleil. La comparaison du 14C avec deux autres isotopes cosmogéniques, eux aussi produits dans la haute atmosphère par les rayons cosmiques, le 10Be (par spallation sur l’oxygène et l’azote) et le 36Cl, mesurés dans des carottes de glace polaire, a aussi permis des progrès importants dans la connaissance du comportement passé du Soleil, auparavant mal compris par les spécialistes.

C'est par une méthode d'analyse fondée sur la spectrométrie de masse qu'une équipe néerlandaise a récemment pu déterminer la date d'arrivée des Vikings sur le continent américain, à l'année près, et même à la saison près. On connaît deux grands événements, probablement des grosses tempêtes solaires, qui ont produit des pics de carbone-14 partout sur Terre : en 775 et en 993 de notre ère. C'est en cherchant des traces de l'événement de 993 dans des restes de fondations en bois des habitations de l'Anse de Meadows qui sont réputées être des vestiges Vikings sur la côte ouest du Canada, que les chercheurs néerlandais ont pu dater très précisément l'année où le bois a été coupé.

L’équipe de Margot Kuitems a cherché la trace de l’évènement de 993 dans trois échantillons prélevés sur le site et on mesuré la concentration en carbone-14 dans une série de cernes. Ils ont trouvé une brusque élévation sur l’une d'elles, et étaient sûrs qu’elle correspondait à l’année 993 Il ne leur restait plus qu'à compter le nombre de cernes entre la cerne de 993 et la dernière située juste avant l’écorce, pour déterminer la date à laquelle l’arbre avait été abattu. Et ils ont trouvé l’an 1021. Ils ont fait cette mesure sur deux morceaux de bois, et ils ont même pu préciser que l'un provenait d'un arbre abattu au printemps, et l’autre à l’été-automne 1021, 471 ans avant Christophe Colomb.

Margot Kuitems et son équipe avaient déjà signé une étude du même type en 2020, en datant précisément une structure archéologique dans le sud de la Sibérie, à l’aide cette fois de l’évènement cosmique de 775. Un autre pic de 14C  survenu en l’an 660 a d'ailleurs été récemment confirmé, et pourrait à son tour servir de marqueur temporel, grâce à l’amélioration de la précision des spectromètres de masse qui peuvent quantifier des masses de radiocarbone de plus en plus faibles. 


Au delà de l'archéologie, le radiocarbone permet également de mieux comprendre le champ magnétique de la Terre, depuis la quasi-inversion de l'excursion géomagnétique de Laschamps qui a eu lieu il y a 42000 ans, jusqu'à des perturbations plus petites, y compris la baisse du champ magnétique des derniers siècles qui est observée.. Là encore, la comparaison avec d'autres isotopes cosmogéniques fournit des données clés concernant les variations paléomagnétiques, mais qui sont encore difficiles à simuler avec des modèles géodynamiques.

Enfin, le 14C permet de mieux comprendre simplement le cycle du carbone sur notre planète, ses rétroactions et ses réactions au changement climatique. Le radiocarbone permet d'identifier les flux de CO2 et de CH4 tels que la libération du carbone du pergélisol. Il permet également de mieux comprendre le rôle de l'océan dans le changement climatique grâce à l'estimation des changements du temps de résidence du carbone qu'il contient, et aussi des changements de la circulation lors d'événements climatiques abrupts.

Heaton et ses collaborateurs précisent que pour exploiter pleinement le potentiel du 14C, certains défis majeurs restent à relever. Les reconstitutions actuelles des niveaux de 14C dans l'environnement au-delà des 14000 dernières années reposent sur des mesures, qui pour la plupart n'enregistrent qu'indirectement les niveaux atmosphériques. La recherche d'une reconstruction entièrement atmosphérique remontant jusqu’à 55 000 ans avec une résolution suffisante se poursuit. Selon eux, un tel développement améliorerait considérablement notre capacité à tester et valider de manière indépendante les modèles de climat et de cycle du carbone.

En outre, certaines périodes ont une résolution temporelle qui est beaucoup plus grossière que d’autres. Un enregistrement annuel continu du 14C atmosphérique permettrait d'examiner les tendances à long terme de l'activité solaire et donnerait aussi un aperçu de la nature et de la fréquence des événements météorologiques spatiaux de courte durée.

L'amélioration des enregistrements d'autres nucléides cosmogéniques et des reconstitutions paléomagnétiques devrait aussi permettre d'identifier à terme les principales rétroactions qui existent au sein du système terrestre, pour valider les chaînes de causalité, et améliorer toujours plus les prévisions du changement climatique.

Sources

Radiocarbon: A key tracer for studying Earth’s dynamo, climate system, carbon cycle, and Sun Timothy. J. Heaton et al.
Science 374 (5 November 2021)


Evidence for European presence in the Americas in AD 1021
Margot Kuitems et al.
Nature (20 october 2021)


Illustrations

1. Schéma du cycle du carbone-14 (Heaton et al.)
2. Evolution des concentrations de C-14 mesurées entre 1950 et -55000 ans. (Heaton et al.)
3. Evolution dans le temps depuis 1550 de l'activité solaire comparée à la concentration en carbone 14 : le carbone 14 augmente lors des minimas d'activité solaire dû à une plus forte interaction des rayons cosmiques galactiques. Le carbone 14 est fortement dilué depuis 1900. (Heaton et al.)

Aucun commentaire :