vendredi 26 novembre 2021

Le trou noir supermassif J0100+2802 est bien extra-ordinaire


Le trou noir supermassif nommé J0100+2802, avec ses 12 milliards de masses solaires est connu pour être le trou noir le plus massif connu situé dans le premier milliard d’années de l’Univers. Depuis sa découverte en 2015, ses caractéristiques ont été mises en doutes, mais de nouvelles observations obtenues en rayons X viennent de vérifier que l’image du quasar qui l’abrite n’est pas amplifiée par une lentille gravitationnelle, ce qui confirme sa luminosité extrême et donc la masse inouïe de ce trou noir précoce. L’étude est parue dans The Astrophysical Journal Letters.

Niché au cœur d’un quasar hyperlumineux montrant un redshift de 6,32, on voit donc J0100+2802 seulement 850 millions d’années après le Big Bang. Il existe certes 27 autres trous noirs supermassifs encore plus éloignés que J0100+2802, mais aucun d’entre eux ne dépasse la barre des 10 milliards de masses solaires. Le plus distant de tous se trouve à un redshift de 7,64 (675 millions d’années après le Big Bang) avec une masse de « seulement » 1,6 milliards de masses solaires. Ce qui rend J0100+2802 si troublant, c’est que les spécialistes ne comprennent pas comment une telle masse peut être atteinte en si peu de temps. C’est sans doute le trou noir supermassif le plus déroutant. Même celui qui est situé le plus tôt peut voir sa croissance expliquée par une graine de trou noir antérieure de 10 000 masses solaires qui aurait pu grossir très rapidement, mais J0100+2802 qui est 10 fois plus massif et à peine 200 millions d’années plus tard est un mystère théorique car il requière un énorme taux d’accrétion de matière constant pendant toute l’époque de réionisation de l’Univers et même avant…

Des doutes ont donc naturellement été émis sur la méthode de détermination de sa masse à partir de sa luminosité. En 2019, une équipe chinoise a mesuré la masse de la galaxie hôte de J0100+2802 à partir d’observations effectuées avec ALMA et trouvait une masse dynamique de 33 milliards de masses solaires, une valeur comparable à celle d’autres galaxies de cette époque cosmique abritant un quasar. Mais cela indiquerait que le trou noir à lui seul ferait 35% de la masse de la galaxie, la plus forte fraction massique jamais observée. Puis en 2020, une autre équipe, japonaise, à réutilisé les données de ALMA mais les a traitées différemment de manière à atteindre une meilleure résolution spatiale (via une pondération de Briggs). Dans ces nouvelles cartographies, Fujimoto et ses collaborateurs voyaient apparaître quatre sources au lieu d’une seule dans un rayon de 0,2 secondes d’arc. Ils proposaient deux hypothèses : soit on voit de multiples zones de forte formation stellaire empoussiérées ou bien il s’agit d’une lentille gravitationnelle quadruple. Et les chercheurs japonais concluaient sur la seconde hypothèse par l’observation de ce qui ressemble à des raies d’absorption et d’émission ayant un redshift différent de celui du quasar (à z=2,33). Pour eux, il s’agirait du signal provenant de la galaxie en avant plan qui serait la source de la lentille gravitationnelle.

Mais si le quasar J0100+2802 est lentillé par une galaxie d’avant plan, cela voudrait dire que sa luminosité réelle est bien inférieure à ce qu’on voit, du fait de l’amplification par la lentille. Or la masse du trou noir est déduite partiellement de la luminosité. Elle pourrait donc être très inférieure à 12 milliards de masses solaires. Les chercheurs japonais ont même évalué la valeur de l’amplification qui serait produite par la lentille gravitationnelle qu’ils déterminent, elle est énorme : un facteur 450. Le seul autre quasar de l’époque de réionisation qui est connu pour subir une lentille gravitationnelle (UHS J0439+1634) n’est amplifié que par une facteur 50. Et le cas à image quadruple le plus amplifié connu se trouve dans l’Univers un peu plus proche de nous (à z=2,5) et est amplifié par un facteur d’environ 100. Avec J0100+2802, on ferait donc face à un cas très exceptionnel en terme de lentille gravitationnelle, pour ne pas dire extrême. Une amplification par un facteur 450 réduirait la masse du trou noir à une valeur inférieure à 1 milliard de masses solaires. Mais en plus, l’existence d’une telle valeur d’amplification signifierait que la plupart des autres quasars situés à cette même époque cosmique (dans le premier milliard d’années) soient eux aussi lentillés par au moins un facteur 10, statistiquement.


La même année, cependant, Frederick Davies (Max Planck Institut für Astronomie) et ses collaborateurs ont publié une analyse de la possibilité d’une telle amplification des quasars du premier milliard d’années via l’analyse de leurs zones de proximité (zones d’ionisation autour du noyau actif). Ils avaient ainsi réussi à confirmer la lentille pour le cas du quasar UHS J0439+1634, avec une valeur d’amplification trouvée de 28 (+18 -12) tout à fait cohérente avec la valeur admise pour ce quasar, mais dans le cas de J0100+2802, pas du tout ! Ils ont trouvé une valeur maximale d’amplification (avec une probabilité de 95%) de 4,9. Donc au maximum, 100 fois moins que Fujimoto et al.

C’est là qu’interviennent aujourd’hui Thomas Connor (Jet Propulsion Laboratory) et ses collaborateurs européens. Les astrophysiciens ont cherché à départager d’une manière totalement indépendante les conclusions de Fujimoto et al. et de Davies et al. Connor et ses collaborateurs ont réanalysé des observations archivées de J0100+2802 qui avaient été obtenues en rayons X avec le télescope spatial européen XMM-Newton et ils ont comparé le rapport entre la luminosité en rayons X et la luminosité UV d’une part et IR d’autre part, dans le référentiel au repos. Ils font la comparaison avec des quasars similaires connus situés tous à un redshift supérieur à 6. Dans les deux cas (UV et IR), ils trouvent que le flux de rayons X de J0100+2802 est cohérent avec un scénario d’absence de lentille. Car pour que J0100+2802 soit amplifié d’un facteur 450, d’après leur analyse des données, il faudrait qu'il s'agisse d'une source de rayons X extrêmement faible, mais les chercheurs observent que cette source n'a pas du tout les caractéristiques spectrales qui sont attendues pour un quasar faible en rayons X.

Le résultat paraît clarifier la situation : les quatre points entrevus par Fujimoto et ses collaborateurs semblent donc ne pas être des images fantômes issues d’une lentille, mais probablement des zones particulières de la galaxie hôte formant ce quasar hors normes. Et la masse de J0100+2802 serait toujours bien supérieure à 10 milliards de masse solaires, conservant l’énigme sur sa formation.

Le lancement du télescope spatial Webb qui se rapproche à grands pas (le 22 décembre aux dernières nouvelles) rend fébriles les spécialistes des trous noirs supermassifs, car J0100+2802 a été choisi comme une cible d'observations à temps garanti, donc une cible prioritaire, et on comprend pourquoi… Le JWST permettra entre autres d’effectuer une étude fine de la structure de la galaxie hôte de J0100+2802 avec son spectrographe infra-rouge NIRSpec, ce qui permettra de confirmer l’hypothèse non retenue par Fujimoto et al. En attendant ces précieuses données, Connor et ses collaborateurs démontrent que les observations en rayons X restent un outil puissant pour étudier les trous noirs les plus lointains et les plus massifs.


Sources

X-Ray Evidence Against the Hypothesis that the Hyperluminous z = 6.3 Quasar J0100+2802 is Lensed

Thomas Connor et al.

The Astrophysical Journal Letters, Volume 922, Number 2 (23 november 2021)

https://doi.org/10.3847/2041-8213/ac37b5


Truth or Delusion? A Possible Gravitational Lensing Interpretation of the Ultraluminous Quasar SDSS J010013.02+280225.8 at z = 6.30

Seiji Fujimoto et al.

The Astrophysical Journal, 891 (2020 March 1)

https://doi.org/10.3847/1538-4357/ab718c


Constraining the Gravitational Lensing of z ≳ 6 Quasars from Their Proximity Zones

Frederick Davies et al.

The Astrophysical Journal Letters, Volume 904, Number 2 (2020 December 3)

https://doi.org/10.3847/2041-8213/abc61f


Illustrations

1. Vue d'artiste d'un trou noir avec son disque d'accrétion (Swinburne Astronomy Productions )

2. Diagramme masse-redshift (temps post Big Bang) des trous noirs supermassifs connus dans le premier milliard d'années de l'Univers (Thomas Connor et al.)

Aucun commentaire :