dimanche 3 avril 2022

Le paysage sonore de Mars



Le rover martien Perseverance de la Nasa est muni de micros enregistrant les sons sur la planète rouge, en premier lieu les bruits du rover lui-même pour vérifier son bon fonctionnement mais aussi les sons de l'environnement Martien. L’équipe scientifique franco-américaine qui exploite l'instrument SuperCam et ses micros publie aujourd'hui les résultats scientifiques de tous ces petits bruits dans Nature.

Perseverance a enregistré pour la première fois l’ambiance sonore de la planète rouge le 19 février 2021, dès le lendemain de son arrivée. La fréquence des sons enregistrés couvre largement le spectre audible de l’être humain, puisqu'elle s'étend entre 20 Hz et 50000 Hz (avec un échantillonnage de 100 kHz). Les chercheurs ont enregistré un total de 5 heures durant la première année de la mission de Perseverance, ce qui leur a permis également d'étudier la turbulence de l'atmosphère martienne d'une manière inédite, puisque jusqu'à aujourd'hui, aucun micro n'avait fonctionné sur une sonde planétaire, malgré deux tentatives antérieures (Mars Polar Lander, crashé en 1999) et Phenix (problèmes techniques, en 2008).
Le premier micro de Perseverance est situé dans l'instrument français SuperCam qui est un système d'analyse laser (LIBS) pour analyser la composition des roches par spectroscopie après un tir laser, sur une distance comprise entre 1,5 et 7 m. Lorsque l'impulsion laser interagit avec la cible, un plasma lumineux émet des raies d'émission optiques caractéristiques des éléments présents dans la roche. L'expansion du plasma au moment de l'imapct du faisceau laser génère une onde de choc qui se traduit par un signal acoustique clairement détectable.
Le second microphone fait partie de la caméra d'entrée, de descente et d'atterrissage (EDLCAM), qui a une réponse en fréquence de 20 Hz à 20 kHz . Il est monté sur le côté bâbord du rover, à 1 m au-dessus du sol. Il a été activé au cours du deuxième sol. Dans l'ensemble, il y a très peu de bruit sur Mars, très peu de vent, mais il peut exister de grandes différences. le jour le plus calme était le sol 38 et le plus turbulent le sol 148. 

Voici un exemple du son produit par le vent martien, enregistré 18h après l'atterrissage :


Hormis le vent, les sources sonores se font rares sur Mars. Les chercheurs se sont donc aussi intéressés aux sons générés par le rover lui-même : par exemple les ondes de chocs produites par l’impact du laser de SuperCam sur les roches ou bien les vols de l’hélicoptère Ingenuity, de manière à pouvoir caractériser au mieux l'environnement de propagation du son sur Mars. Sylvestre Maurice (IRAP) et ses nombreux collaborateurs montrent ainsi que la vitesse du son est plus faible sur Mars que sur Terre : 250 m/s, contre 340 m/s. Et les analyses des sons enregistrés montrent aussi qu’il existe deux vitesses du son sur Mars, une pour les fréquences élevées (les aigus) et une pour les fréquences plus basses (graves). En dessous de 240 Hz, la vitesse du son n'est plus que de 240 m/s. Dans une atmosphère froide de CO2, on s'attend à voir la vitesse du son plus faible que sur Terre. De plus, en raison de la faible pression et des propriétés physiques du CO2, on s'attend également à une dispersion de cette vitesse en fonction de la fréquence comme cela a été montré montré dans une étude parue en 2007.
Sur Terre, le rapport adiabatique γ est constant jusqu'à quelques MHz à la pression ambiante et la vitesse du son ne varie pas avec la fréquence près de la surface. À basse pression sur Mars, la théorie du continuum reste valable, mais les échanges d'énergie à l'échelle des molécules sont modifiés. Une partie de l'énergie de translation associée aux molécules, qui constituent les ondes acoustiques, est dépensée
pour l'excitation des degrés de liberté internes (modes vibratoires et mouvements de rotation). La relaxation du mouvement de rotation est presque instantanée, tandis que la relaxation des modes vibrationnels se produit sur une échelle de temps beaucoup plus longue, une propriété des petites molécules polyatomiques rigides telles que le CO2. Si la fréquence f est inférieure à fR = 1/τR, où τR est ce temps de relaxation, tous les modes sont également excités puis relaxés. Les 7 degrés de liberté qui résultent de 3 modes de translation, 2 modes de rotation et d'un mode vibratoire doublement dégénéré conduisent à un indice adiabatique γ0 = 9/7 = 1.286. Inversement, si f > fR, il n'y a pas de temps pour relaxer le mode vibratoire ; dans ce cas, il n'y a que 5 degrés de liberté actifs et γ∞ = 7/5 = 1,4. Dans le CO2 à la pression ambiante de la Terre, fR ~40 kHz. Cette fréquence dépend du taux auquel les molécules peuvent entrer en collision, donc fR est proportionnelle à la pression. Par conséquent, à la pression martienne de 0,6 kPa, la fréquence de relaxation doit être d'environ 240 Hz.
C'est exactement ce que trouvent Maurice et son équipe. Ils ont utilisé tout d'abord le son du laser LIBS pour mesurer sa vitesse sachant que la fréquence acoustique de ces impulsions étaient à 2 KHz (donc f > fR). Ecoutez plutôt : 

Ils obtiennent des valeurs de vitesse du son comprises entre 246 et 257 m/s.
Puis ils ont ensuite utilisé le son des pales de l'hélicoptère Ingénuity, qui lui se trouve à une fréquence de 84,4 Hz, donc en dessous de la fréquence de relaxation. En prenant en compte les effets du vent au moment des enregistrements et des effets de distance et de température, ils obtiennent dans ce cas une vitesse du son de 240 m/s. Ecoutez le son des pales de l'hélicoptère enregistré depuis le rover : 
 

Maurice et son équipe déterminent aussi une propriété remarquable de la propagation du son sur Mars : l’atténuation des hautes fréquences au dessus de 1 kHz, qui est beaucoup plus forte que sur Terre.  La diminution du signal acoustique du LIBS avec la distance a été l'occasion de vérifier la théorie in situ et de tester deux modèles d'atténuation différents qui souffraient d'un manque de données de terrain dans les conditions de Mars.
Lorsque l'onde acoustique sphérique du LIBS se propage, la pression acoustique diminue comme 1/r où r est la distance entre la cible et le micro. Le spectre de fréquences du signal acoustique LIBS est divisé en trois bandes : de 3 kHz à 6 kHz, de 6 kHz à 11 kHz et de 11 kHz à 15 kHz.
Sur les trois bandes, Les chercheurs trouvent un coefficient d'atténuation respectivement α = 0,21 ± 0,04 m-1, α = 0,21 ± 0,05 m-1, et α = 0,43 ± 0,05 m-1. Les sons aigus sont fortement atténués. Par rapport à un signal émis à 1 m, l'atténuation d'une onde de 8 kHz varie de -9 dB à 2 m à -40 dB à 8 m. À une distance de 5 m, on constate que l'absorption atmosphérique prend le pas sur l'atténuation géométrique. Pour comparaison, sur Terre, où le coefficient d'atténuation vaut α = 0,01 m-1 pour la même fréquence, l'atténuation va de -6 dB à 2 m à -20 dB à 8 m, et elle est presque exclusivement due à l'étalement du front d'onde. Pour atteindre une atténuation de -40 dB sur Terre, il faudrait que la source se trouve à 65 m! 
Ces facteurs font qu'une conversation entre deux personnes serait rendue très difficile, même séparées de seulement cinq mètres.  Ces caractéristiques acoustiques particulières sont dues à la très faible pression atmosphérique martienne (0,6 kPa) ainsi qu'à sa composition très différente (96% de CO2).
Ce résultat confirme la grande contribution de la relaxation vibratoire du CO2 dans cette gamme de fréquences, le même processus qui explique les deux valeurs de la vitesse du son. Cependant, le coefficient d'atténuation pour la bande 2-6 kHz est encore plus élevé que celui prédit par le modèle théorique proposé par Bass et al. en 2001. 
Les ondes acoustiques sont généralement régies par les propriétés thermodynamiques macroscopiques des fluides (masse molaire, capacité thermique et température, ou encore compressibilité et densité). Mais, étant donné les petits déplacements et les échelles de temps qui entrent en jeu, les mesures de Maurice et ses collaborateurs confirment que les échanges d'énergie à l'échelle moléculaire doivent également être pris en compte pour modéliser avec précision la propagation du son et les variations des paramètres (vitesse, atténuation) avec la fréquence. 
La première obtention in situ du coefficient d'atténuation acoustique fournit déjà de nouvelles contraintes sur les modèles théoriques, sur des paramètres clés pour les études géophysiques dans les atmosphères dominées par le CO2. Le vent et la turbulence, entraînés par les flux thermiques, sont des sources naturelles de fluctuations de pression sur Mars. Avec ces nouvelles données acoustiques, les chercheurs apportent de nouvelles informations sur la turbulence de la couche limite avec une résolution temporelle 10 à 1 000 fois plus élevée qu'auparavant, mettant en évidence pour la première fois le régime dissipatif et une transition vers ce régime au-dessus de quelques Hz. Davantage de mesures notamment de la vitesse du son à différentes heures locales et saisons permettront d'étudier les fluctuations atmosphériques à l'échelle de quelques mètres sur Mars.

Source

In situ recording of Mars soundscape
Sylvestre Maurice et al. 
Nature, (1 april 2022)

Illustrations

1. Le rover Perseverance et l'hélicopter Ingenuity sur la surface de Mars (NASA/JPL/Caltech)
2. Spectres acoustiques enregistrés par le micro de SuperCam (Maurice et al.) 

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