La masse du boson W pourrait être un petit peu plus grande que la masse déduite du modèle standard des particules. C'est la conclusion d'une équipe internationale qui a longuement analysé les données du détecteur CDF II du collisionneur américain Tevatron à Fermilab. Ce désaccord sur la masse du boson vecteur de l'interaction nucléaire faible pourrait mettre en lumière une nouvelle physique... L'étude est parue cette semaine dans Science.
Les 389 coauteurs de la collaboration CDF qui publient cette étude ont exploité des données qui existaient dans les tiroirs depuis plus de 10 ans. Le détecteur CDF du Tevatron à Fermilab est un peu l'équivalent du détecteur ATLAS du LHC au CERN, en plus petit. Et comme les collisionneurs LHC et LEP avant lui, le Tevatron permet de produire de grandes quantités de bosons W et donc de l'étudier avec précision.
Les bosons W, ainsi que les bosons Z, sont les médiateurs de la force faible, l'une des quatre forces fondamentales de l'univers. La force faible transforme des particules lourdes en particules plus légères. Par exemple, un muon se désintègre spontanément en un boson W et un neutrino muonique, et le W se désintègre ensuite très vite en un électron et un antineutrino électronique. Et le W n'est pas seulement impliqué dans la physique des leptons, mais aussi dans celle des quarks, puisqu'il permet la transformation des quarks d'une saveur vers une autre, comme par exemple un quark down qui se transforme en quark up par l'émission d'un W-, qui se désintègre très vite en un électron et un antineutrino électronique, un phénomène qu'on appelle plus prosaïquement radioactivité béta- (qui voit un neutron devenir un proton par la transformation d'un de ses quarks).
Diverses expériences ont mesuré la masse des bosons W et Z au cours des 40 dernières années. La masse du boson W est une cible particulièrement attrayante, parce que, alors que les masses des autres particules doivent simplement être mesurées et acceptées comme des faits de la nature, la masse du boson W, elle, peut être prédite par la théorie sur laquelle est fondé le modèle standard des particules, en combinant d'autres propriétés quantiques mesurables dans les équations du modèle : la masse du quark top et celle du boson de Higgs. La masse du W mesurée permet ainsi, à l'instar de la valeur g-2 du moment magnétique anomal du muon, de tester la complétude du modèle standard des particules. Si la masse mesurée n'est pas cohérente avec celle qui est prédite, quelque chose doit clocher dans le modèle standard.
La nouvelle mesure de la masse de la collaboration CDF est basée sur l'analyse d'environ 4 millions de bosons W produits au Tevatron entre 2002 et 2011. Lorsque le Tevatron collisionne des protons avec des antiprotons, un boson W apparaît dans l'agitation qui s'ensuit et il peut alors se désintégrer en un neutrino et un muon ou un électron, tous deux faciles à détecter. La masse du boson est directement déduite de l'énergie du muon ou de l'électron qui sont produits. Dans le détecteur CDF II, qui est une chambre à fils géante, c'est non seulement l'énergie des particules qui est mesurée mais aussi leur trajectoire. La position de chaque fil est déterminée à 1 micromètre près, de manière à pouvoir reconstruire les trajectoires des particules avec la plus grande précision.
Depuis la dernière prise de données en 2011, les physiciens ont passé des années à effectuer des vérifications croisées exhaustives, en répétant les mesures de manière indépendante afin de s'assurer qu'ils comprenaient toutes les particularités du Tevatron. Pendant ce temps, les mesures du boson W s'accumulaient de plus en plus vite. La dernière analyse de CDF, qui avait été publiée en 2012, couvrait les données des cinq premières années du Tevatron (2001-2006). Au cours des quatre années suivantes (2007-2011), les données ont quadruplé et il aura donc fallu 10 ans pour enfin publier les nouveaux résultats, les chercheurs croulant sous les données.
Et les physiciens ont travaillé sur des données cryptées de manière à ne pas être influencés dans leurs analyses. C'est en novembre 2020 que le responsable de la collaboration Ashutosh Kotwal (Duke University) a débloqué le cryptage et que les physiciens ont pu découvrir la valeur de la masse qu'ils obtenaient pour le boson W. Et quelle surprise ! Ils trouvent MW=80433,5 ± 9,4 MeV, ce qui est la valeur la plus précise jamais obtenue pour la masse du boson W. Mais le plus intéressant et passionnant c'est qu'elle excède la masse prédite par le modèle standard de 76 MeV (celle-ci valant 80357 ± 6 MeV). Cet écart a une signifiance statistique de 7.0σ...
Les physiciens de CDF ont parallèlement mesuré la masse du boson neutre Z en détectant sa désintégration en deux muons (le canal dimuon) et en une paire électron-positron (le canal dielectron), également dans une procédure en aveugle avec un décalage aléatoire dans la gamme de -50 à 50 MeV jusqu'à ce que toutes les procédures d'analyse soient établies. La mesure qu'ils obtiennent est MZ=91192,0 ± 10,4 MeV dans le premier cas et 91194,3 ± 21,4 MeV, ce qui est tout à fait conforme à la moyenne mondiale de 91187,6 ± 2,1 MeV. Cette valeur de la masse du Z fournit donc un contrôle de cohérence précis pour la procédure de mesure de la masse du boson W.
Des analyses précédentes effectuées dans les années 2000 en combinant les données du LEP au CERN et du Tevatron avaient donné une valeur pour la masse du W de 80385 ± 15 MeV, donc déjà un peu plus élevée que la valeur du modèle standard. Puis en 2018 la collaboration ATLAS au LHC avait trouvé 80370 ±19 MeV, donc une valeur compatible avec le modèle standard. Mais la force de cette nouvelle mesure de la masse du boson W réside dans la précision qui lui est associée. Et cette grande précision ne permet pas de recouvrir les mesures précédentes, ni non plus la valeur théorique. Il existe donc une très forte tension, qui ne pourrait être expliquée, si elle était confirmée indépendamment, que par le caractère incomplet du modèle standard des particules.
Source
High-precision measurement of the W boson mass with the CDF II detector
CDF Collaboration
Science Vol 376, Issue 6589 (7 Apr 2022)
Illustrations
1. Le détecteur CDF lors de son installation au Tevatron en 2001 (Fermilab)
2. Les différentes valeurs de la masse du W mesurées au cours du temps (CDF Collaboration)
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