07/04/23

La Lune médiévale dévoile des secrets volcaniques


Des textes médiévaux relatant des observations d'éclipses totales de Lune ont permis à des chercheurs grâce à la description de la couleur de la Lune d'établir des corrélations entre des éruptions volcaniques du XIè au XIIIè siècles et le refroidissement climatique de cette époque. Ils publient leur étude dans Nature

Les éruptions volcaniques injectent de grandes quantités de dioxyde de soufre dans l'atmosphère, qui se transforment en aérosols dans la stratosphère. Ces aérosols peuvent réduire le rayonnement solaire entrant, modifiant les températures de surface de la Terre et les précipitations et la circulation atmosphérique. L'identification des éruptions volcaniques passées peut donc aider à clarifier le moment et la nature des événements climatiques, mais les méthodes actuelles produisent des résultats contradictoires. Sébastien Guillet (université de Genève) et ses collaborateurs ont élaboré une nouvelle méthode très intéressante et qui offre une grande précision. Lorsque la haute atmosphère est chargée en aérosols, c'est toute la luminosité des astres qui est affectée, et cet effet est particulièrement marqué sur la luminosité de la Lune lorsqu'elle subit une éclipse totale. Avec une atmosphère "propre", la teinte de la Lune lors d'une éclipse totale est un beau rouge cuivré, mais en présence de polluants atmosphériques comme des aérosols produits par des éruptions volcaniques, ce rouge brique disparaît pour devenir gris sombre. Guillet et son équipe ont donc eu la belle idée d'aller rechercher tous les récits anciens décrivant des éclipses de Lune et notamment la couleur qu'elles arboraient pour relier ces informations avec d'autres indicateurs d'éruptions volcaniques et tenter de les mettre en regard avec les effets climatiques connus à cette époque. 
Les climatologues identifient généralement les éruptions volcaniques passées en mesurant l'acidité et la quantité de cendres volcaniques dans des carottes de glace forées dans la calotte antarctique ou groenlandaise, ou en déduisant des changements brusques de température dans les enregistrements de cernes d'arbres multicentenaires. L'inconvénient de ces méthodes c'est qu'elles donnent parfois des désaccords, notamment liés au fait que l'emplacement, l'intensité et le moment des éruptions peuvent produire des résultats variables, tout comme la circulation de l'atmosphère. L'approche de Guillet et ses collègues a le gros avantage de fournir une information indépendante et plus directe sur la date des éruptions volcaniques, puisque les dates des éclipses de Lune sont assez bien connues. 
Guillet et ses collaborateurs ont utilisé les récits médiévaux pour tenter d'affiner la chronologie d'un groupe d'éruptions volcaniques qui se sont produites au cours de la période comprise entre 1100 et 1300, et qui avaient été précédemment identifiées à l'aide de mesures de carottes de glace. Les chercheurs ont travaillé avec des centaines de documents relatant en tout 187 éclipses lunaires entre 1100 et 1300. Les informations concernant la couleur de la Lune lors des éclipses étaient relativement rares puisque la couleur n'était précisée que dans 37 cas. Et les auteurs ont parfois eu du mal à dater ces éclipses car les sources n'étaient pas toujours cohérentes entre elles, un défi lié à la bureaucratie de l'église médiévale et au fait que l'année solaire ne s'alignait pas exactement sur une année du calendrier julien. L'astronome Johannes de Sacrobosco qui avait écrit un manuel sur les éclipses et les phases lunaires, très diffusé à l'époque, avait déterminé que l'erreur accumulée avait atteint environ 11 jours vers 1230 et que Pâques était donc célébrée le mauvais jour. Dans le monde chrétien médiéval, les phases lunaires et les éclipses étaient utilisées pour fixer les dates des fêtes religieuses et pour chronométrer des traitements médicaux. Les dirigeants de l'Église étaient conscients du problème de décalage, mais craignaient qu'il y ait une résistance sérieuse à la modification du calendrier. Le calendrier des phases de la Lune était donc en décalage avec les calendriers des grandes institutions religieuses. Le problème était aussi exacerbé par le fait qu'une éclipse donnée pouvait être plus clairement visible dans certaines parties de l'Europe que dans d'autres, et que les informations mettaient du temps à se transmettre entre les régions. Pour ces raisons, il existe un manque d'accord entre les chroniqueurs médiévaux sur le moment exact des éclipses totales de la Lune, mais Guillet et ses collaborateurs ont réussi à surmonter ce problème pour relier les sources historiques aux événements climatiques.
Ils ont évalué la couleur et la luminosité de chaque éclipse observée sur l'échelle de Danjon, qui quantifie la luminosité lunaire à l'œil nu. Il va de L  = 0 (très sombre) à L  = 4 (éclipse rouge cuivré ou orange très brillante). Sur les 37 éclipses lunaires totales avec luminosité enregistrées dans des sources eurasiennes, seules six ont été notées L  = 0, soulignant la rareté et l'importance de telles observations. Il s'agit des éclipses lunaires du 5 mai 1110, du 12 janvier 1272, du 2 décembre 1229, du 18 mai et 12 novembre 1258 et du 23 novembre 1276. L'un des récits les plus remarquables a été extrait de sources japonaises et concerne l'éclipse lunaire totale du 2 décembre 1229 . Bien que les sources asiatiques détaillent rarement la coloration, le Meigetsuki (明月記, le livre de la Lune brillante) écrit par Fujiwara no Teika (藤原定家, 1162–1241) rapporte une éclipse lunaire extrêmement sombre malgré un temps clair. Le Meigetsuki note que la coloration de la Lune était jugée si inhabituelle que les astronomes japonais ont exprimé leur crainte : l'emplacement du disque de la Lune était invisible, comme s'il avait disparu pendant l'éclipse. De plus, la durée était très longue et le changement extrême. 
Les auteurs ont ainsi découvert que cinq de ces éruptions volcaniques de cette époque ont généré des aérosols qui auraient pu jouer un rôle dans la transition entre l'"anomalie climatique médiévale" (vers 850-1250) (une époque plus chaude que la normale) et le "petit âge glaciaire" (entre 1300-1850) (une époque plus froide que la normale). La force de l'étude de Guillet et de ses collaborateurs réside dans la précision avec laquelle les chercheurs ont pu estimer le moment des éruptions volcaniques, malgré les incertitudes des récits, en réussissant à déterminer l'année, et même dans certains cas le mois, de l'événement. 
Guillet et ses collaborateurs ont évidemment comparé leurs découvertes avec des mesures modernes d'aérosols, des simulations de modèles climatiques et des observations par satellite et peuvent relier cinq éclipses lunaires sombres à des éruptions majeures qui ont eu lieu au cours de la période médiévale. Ils montrent que certaines éclipses lunaires sombres étaient encore observables 3 à 20 mois après une éruption volcanique, indiquant un effet pouvant durer très longtemps. Ils ont ensuite examiné les enregistrements de cernes d'arbres sensibles aux températures estivales dans l'hémisphère nord, dans lequel un été inhabituellement froid est indiqué par une réduction de la formation de bois. En combinant ces enregistrements avec des simulations climatiques, Guillet et ses collaborateurs ont encore affiné la date de cinq éruptions et ont montré qu'elles avaient un impact prononcé sur le climat. Les autres éruptions semblent avoir eu moins d'effet.
Toutes les éclipses lunaires sombres (L  = 0)  sont contemporaines de cinq des sept plus grands signaux de sulfate volcanique enregistrés dans des carottes de glace polaire datant de cette période (UE1, UE2, UE4, Samalas et UE5), à 1 an près, suggérant fortement que l'assombrissement de la Lune éclipsée était lié à la présence d'aérosols volcaniques dans la stratosphère. Des travaux antérieurs publiés entre 2003 et 2005 avaient par ailleurs révélé que toutes les éclipses lunaires totales très sombres observées depuis 1600 ont suivi des éruptions volcaniques substantielles, entre 9 et 20 mois plus tard.
Les résultats de Guillet et de son équipe sont importants car ils vont améliorer notre compréhension de la contribution des éruptions volcaniques sur le début du "petit âge glaciaire" vis à vis d'autres facteurs connus, notamment une période de faible activité solaire qui a existé entre 1280 et 1340 (activité solaire déduite de l'observation des taches solaires). 
Les modèles climatiques suggèrent que des éruptions volcaniques peuvent abaisser les températures de l'océan et dilater la banquise, ce qui peut produire des rétroactions et étendre les effets sur plusieurs décennies, et pourrait même plonger le système climatique dans un état différent. Bien que les changements climatiques causés par les émissions volcaniques et anthropiques soient très différents, comprendre comment le système climatique réagit à différents types de perturbations aidera également à affiner la prochaine génération de modèles climatiques. Et trouver le bon timing des événements était crucial ici. 


Source

Lunar eclipses illuminate timing and climate impact of medieval volcanism
Sébastien Guillet et al.
Nature volume 616 (5 april 2023)

Illustration

Deux éclipses de Lune, en janvier 2019, un mois après l'éruption du volcan indonésien Anak Krakatau et en janvier 2001 dans une atmosphère sans aérosols volcaniques (Nature)




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