29/08/23

Première analyse des rayons gamma de Jupiter, à la recherche de matière noire...


Pour la première fois, des astrophysiciens ont analysé l’émission gamma de Jupiter. Cette recherche est importante car elle pourrait indiquer des traces de phénomènes très particuliers comme des annihilations de particules de matière noire qui se seraient accumulées dans la géante gazeuse. La détection des rayons gamma par le télescope Fermi-LAT montre la présence d’un signal à basse énergie mais qui n’est pas statistiquement significatif, menant donc à la détermination de limites drastiques sur la probabilité d’interaction de la particule de matière noire hypothétique avec les protons. Jupiter est ainsi devenue notre plus gros détecteur de matière noire et le plus sensible à basse énergie. L’étude est parue dans Physical Review Letters.

Les rayons γ pouvant être détectés provenant de Jupiter peuvent avoir plusieurs origines : Ils peuvent être produits par l'accélération de rayons cosmiques dans les champs magnétiques joviens, par l'interaction passive des rayons cosmiques galactiques avec l'atmosphère de Jupiter, ou bien par l'annihilation de matière noire.
En utilisant 12 ans de données du télescope Fermi LAT, Rebecca Leane (SLAC) et Tim Linden (université de Stockholm) ont cherché à analyser le flux de rayons gamma de Jupiter, une recherche qui n’avait encore jamais été effectuée, curieusement. L’objectif de Leane et Linden était de trouver d’éventuelles traces de matière noire via une détection indirecte, par l’annihilation de particules qui se traduit par l’émission de photons gamma. Il aura fallu plus de deux ans et quelques révisions pour que Physical Review Letters publie leur étude après sa soumission initiale en mai 2021 (et publiée sur arXiv à l'époque), 

La matière noire dans le halo galactique peut être capturée par Jupiter si elle se disperse dans son enveloppe, puis perd suffisamment d'énergie cinétique et devient gravitationnellement liée à elle. Jupiter est ainsi un véritable détecteur de matière noire qui a un avantage important par rapport au Soleil (qui peut lui aussi accréter des particules de matière noire). Le noyau de Jupiter est beaucoup plus froid que celui du Soleil, et cette faible température du noyau signifie que moins d'énergie cinétique est transférée aux particules de matière noire, ce qui facilite leur capture après la diffusion initiale. Si leur énergie est trop élevée, elles s’échappent de la planète ou de l’étoile dans lesquelles elles ont diffusé, et plus les particules sont légères, plus elles peuvent gagner facilement d’énergie cinétique et s’échapper. 

Ce phénomène d’échappement des particules de matière noire empêche ainsi de voir des particules de matière noire dans le Soleil ayant des masses inférieures à quelques GeV. A contrario, Jupiter devrait permettre de sonder les particules de matière noire plus légères. Par ailleurs, par rapport aux autres planètes, Jupiter est beaucoup plus massive et possède une plus grande surface de diffusion, ce qui fait d’elle la meilleure candidate pour détecter indirectement la présence de particules exotiques. Elle peut capturer plus de particules, son taux d'annihilation est donc plus élevé et on s’attend alors à un flux gamma également plus élevé.

Mais pour détecter l'annihilation de particules de matière noire à l'intérieur de Jupiter, les photons γ doivent s'échapper de son atmosphère, ce qui peut être difficile même pour un photon de haute énergie. Dans leur analyse, Leane et Linden considèrent donc que les particules de matière noire ne s’annihilent pas directement en photons gamma mais en d’autres paires de particules/antiparticules, ce qu’on appelle des particules médiatrices à longue durée de vie. Ces particules médiatrices sortiraient alors de Jupiter et se désintégreraient juste à l’extérieur de la surface jovienne. En photons gamma, qui seraient détectables par le télescope Fermi-LAT.

Les particules à longue durée de vie sont bien motivées d'un point de vue théorique. Elles font actuellement l'objet d'une recherche intensive dans des expériences à cible fixe et dans des collisionneurs, ainsi que dans des contextes astrophysiques. Le secteur sombre impliquant des médiateurs à longue durée de vie a été précédemment contraint en utilisant des corps célestes tels que le Soleil, la Terre, et récemment avec de grandes populations de naines brunes et d'étoiles à neutrons. L’étude de Leane et Linden dans le cadre des scénarios à médiateurs légers, offre des résultats qui sont bien supérieurs aux expériences de détection directe.

Pour la plupart des énergies de photons γ détectés, Leane et Linden ne trouvent aucun flux dépassant les attentes du bruit de fond. Mais ils trouvent un petit excès à quelques centaines de MeV, qui correspondrait le mieux à l'annihilation d'une particule de masse 493 MeV en particules à longue durée de vie qui se désintègrent directement en γ. Mais les chercheurs précisent que la signifiance statistique de ce signal ne dépasse que légèrement 2σ et que donc, ils ne le considèrent pas comme réel.

La non-détection leur permet de fixer les premières limites supérieures du flux Jovien de rayons γ. Ils en déduisent alors des limites sur les propriétés des hypothétiques particules de matière noire, notamment leur section efficace (probabilité) de diffusion sur les protons en fonction de leur masse. A partir de la non observation de photons gamma, et donc de particules médiatrices et donc de particules de matière noire capturées après diffusion dans l’enveloppe de Jupiter, les chercheurs peuvent dire que les particules de matière noire ont une probabilité maximale de diffusion sur les protons qui constituent le gaz de Jupiter. Car cette probabilité de diffusion est directement liée au nombre de particules présentes dans Jupiter et in fine au nombre de photons gamma qui pourraient émerger de la géante gazeuse. Cette probabilité de diffusion sur les protons dépend de la masse de la particule hypothétique. On construit donc un graphe d’exclusion qui montre la section efficace de diffusion en fonction de la masse de la particule, avec la zone exclue et la zone encore possible. Pour une masse de particule de 300 MeV, par exemple, la limite que Leane et Linden obtiennent se situe à une section efficace de 3 10-40 cm². Les particules de matière noire ayant cette masse ne peuvent pas avoir une section efficace de diffusion supérieure à cette valeur. Elle ne peut être qu’inférieure. Cette nouvelle limite donne la sensibilité de la méthode de détection. Les expériences de recherche directe de matière noire dans les détecteurs souterrains sont bien meilleurs, mais pour des masses de particule plus élevées, au-delà de 10 GeV. En dessous de 3 GeV, la méthode de détection de Leane et Linden explose toutes les autres en terme de sensibilité. A 300 MeV pour garder cet exemple, les expériences de détection directe ne peuvent fixer une limite qu’à 10-30 cm² pour la section efficace de diffusion sur les protons, la méthode « gamma de Jupiter » apporte donc une amélioration d’un facteur 3 milliards à cette énergie !

Mais il n’y a pas zéro photons gamma dans le spectre en énergie que Leane et Linden obtiennent de Fermi-LAT :  en dessous de 15 MeV, les chercheurs trouvent quand-même des preuves statistiquement significatives (5 sigmas) de l'existence d'un flux de photons gamma. Bien que cette émission ait un spectre extrêmement doux et qu'elle ne soit pas bien ajustée par un modèle de matière noire, selon eux, elle pourrait fournir des preuves significatives de l'accélération primaire de rayons cosmiques dans l'atmosphère jovienne. Mais les chercheurs rappellent que cette analyse à basse énergie repousse les limites de la sensibilité de Fermi-LAT et ne doit pas encore être considérée comme robuste.

En conclusion, Rebecca Leane et Tim Linden insistent sur le besoin de nouvelles analyses robustes de ce flux gamma bizarre de l’ordre du MeV ainsi que de l’excès potentiel à quelques centaines de MeV, en provenance de Jupiter. Il pourrait donner des surprises. Ces nouvelles mesures à plus basse énergie que ce que permet normalement Fermi-LAT pourraient notamment être fournies par des télescopes gamma dédiés à la gamme du MeV, qui ont été proposés récemment, comme AMEGO ou e-ASTROGAM.


Source

 

First Analysis of Jupiter in Gamma Rays and a New Search for Dark Matter

Rebecca K. Leane and Tim Linden

Phys. Rev. Lett. 131, 071001 (14 August 2023)

https://doi.org/10.1103/PhysRevLett.131.071001


Illustrations

1. Schéma simplifié de la production de photons gamma de Jupiter à partir de matière noire (Rebecca K. Leane and Tim Linden)

2. Cartographie du flux gamma à partir de la soustraction du signal de Jupiter et du bruit de fond calculé à la même position (Rebecca K. Leane and Tim Linden)

3. Spectre en énergie gamma de Jupiter mesuré avec Fermi-LAT (Rebecca K. Leane and Tim Linden)

4. Rebecca Leane


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